Conceptions du sexe et histoire des médias

Un entretien avec Fausto Colombo,
professeur à l’Università Cattolica del Sacro Cuore de Milan
juin 2015

Fausto Colombo dirige à l’Université Catholique de Milan le Département des sciences de la communication et du spectacle. Il y développe depuis plusieurs décennies une observation de l’évolution des médias en relation avec la culture ordinaire de la société : une recherche qui accorde autant d’attention aux formes de l’expression médiatique qu’à l’expérience acquise par les publics1. Il a été invité à plusieurs reprises au CELSA dans le cadre des échanges avec l’Observatoire de la communication qu’il a fondé. Yves Jeanneret s’est entretenu avec lui sur les enjeux soulevés par le dossier « Le sexe dans les médias » d’Effeuillage n°4.

Fausto Colombo est professeur à l’Université catholique de Milan où il dirige le département des sciences de la communication et du spectacle. Il a récemment publié Il potere socievole : storia e critica dei social media (Le pouvoir sociable : histoire et critique des médias sociaux), Mondadori, 2013.

Yves Jeanneret est professeur au CELSA (Université Paris Sorbonne) et il dirige la Chaire pour l’innovation dans la communication et les médias. Il a récemment publié Critique de la trivialité : les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Éditions Non Standard, 2014.

Yves Jeanneret – Cher Fausto, dans le cadre de ton travail d’observation des transformations médiatiques, les enquêtes que tu as menées sur les générations médiatiques et sur le passé récent de la culture italienne marquent une avancée scientifique importante. Elles montrent combien les dispositifs et les représentations médiatiques participent à l’évolution des visions du monde et des valeurs culturelles. La question de la sexualité joue un rôle important dans ces transformations, sans pouvoir être isolée de questions sociales, morales et politiques plus larges. Cette prise de recul vis-à-vis de l’actualité immédiate au bénéfice de la construction graduelle des valeurs est très précieuse. En lisant ce qui s’écrit aujourd’hui sur le sexe dans les médias, je suis frappé par un phénomène troublant, qui est l’extrême variation historique des termes utilisés pour désigner la sexualité dans une période assez courte. Je me souviens que dans les années 70-80 on parlait beaucoup du nu et de la différence entre érotisme et pornographie, un débat qui a marqué notre formation intellectuelle. Aujourd’hui, on emploie beaucoup le terme « porno », un peu à toutes les sauces. Il semblerait que l’idée d’érotisme (et d’autres notions comme l’obscénité ou la pudeur) soit passée de mode. Sans doute est-ce là l’un des effets des changements favorisés et enregistrés par les médias en un demi-siècle…

Fausto Colombo – C’est Foucault qui a écrit dans les années 70 qu’on n’avait jamais autant parlé de sexe que dans la société moderne2. En même temps, Pasolini faisait un constat analogue : après avoir réalisé sa « Trilogie de la vie », il revenait dessus dans un texte prenant la forme d’un désaveu. Dans sa trilogie (Le Décaméron, Les contes de Canterbury, Les mille et une nuits), Pasolini avait utilisé des acteurs non professionnels, repris la tradition linguistique des textes originaux et montré des corps dénudés, défiant ainsi la censure. Mais immédiatement après, les salles de cinéma avaient été envahies par des films « inspirés » de Pasolini, dans lesquels le roman érotique du Moyen-Âge et de la Renaissance était transformé en prétexte voyeuriste.  Dans son autocritique, Pasolini écrivait que la société bourgeoise de l’après-guerre avait transformé les corps et donc aussi le sexe3. Elle avait corrompu ce dernier au point que désormais la société n’était plus répressive, mais structurellement permissive.

Pour ma part, je crois que dans ces années s’est imposé le code d’une nouvelle hégémonie culturelle. D’un côté les pressions vers la modernisation libéraient des ressources pour la liberté individuelle (en particulier la liberté d’usage de son propre corps, surtout en ce qui concerne les femmes, auxquelles le vingtième siècle avait assigné un rôle assujetti). Mais d’un  autre côté, les mêmes tendances faisaient le jeu d’un machisme et d’un provincialisme anciens : la femme qui dévoile son corps se libère, mais peut être encore soumise au regard masculin, comme un objet de désir, parce que l’intention du regard reste inchangée.

L’opposition entre pornographie et érotisme prend tout son intérêt de ce point de vue. Dans ces années, les deux termes s’opposent techniquement, esthétiquement, politiquement. Techniquement, il y a pornographie là où l’acte sexuel n’est pas simulé, mais effectif. Esthétiquement, l’érotisme est un art, la pornographie une industrie. Politiquement, l’érotisme est de gauche et libérateur, la pornographie est de droite et conservatrice.

Le constat que nous pouvons faire aujourd’hui, le fait que ce qui est le plus représenté sur le réseau tende à se dissoudre dans la pornographie, mérite d’être replacé dans la perspective de ces mêmes oppositions : du point de vue technique, la pornographie est un modèle de comportement érotique qui implique l’exhibition et le voyeurisme (et sans doute toute pratique est-elle aujourd’hui soumise à ce contrôle). En  termes esthétiques, on a vu se brouiller la frontière entre l’art et le non-art, entre l’amateurisme et le professionnalisme. Sur le plan politique, la voie a été frayée à une idéologie située au-delà de la droite et de la gauche, c’est-à-dire la matrice néolibérale dans laquelle le comportement individuel n’est plus susceptible d’être sanctionné, mais seulement monétisé.

Yves Jeanneret – Tu expliques dans ton livre Le pays léger que le succès du berlusconisme, qui incarne parfaitement cette conception violente de l’exploitation des corps, est moins une révolution qu’un aboutissement de ces tendances de fond déployées au fil des années 80. Ces phénomènes sont relayés aujourd’hui, selon moi, par le développement de l’industrie des passages4 qui donne la main aux acteurs organisant les échanges entre les sujets sociaux plutôt que de s’engager eux-mêmes dans la responsabilité des discours et dans la production des œuvres. Cela apporte une confirmation étrange à l’hypothèse de Foucault, qui proposait de penser la sexualité comme une discipline sociale, plutôt que d’y voir une victime de la répression.  Le règne de l’obscène constitue le comble de « l’interveillance » qui régit les réseaux, qui, comme tu nous le rappelles, nous invite à nous demander non seulement quelle violence nous subissons mais aussi quelle violence nous exerçons sur les autres. Tout cela vient de loin. Tes recherches montrent la tension entre la fonction culturelle des médias et leurs intérêts économiques, le rôle joué par les industries audiovisuelles, éditoriales et musicales dans une culture du flirt, les tensions que le cinéma (notamment italien) a mises en évidence quant aux enjeux des pratiques sexuelles et du spectacle auquel elles donnent lieu. Aujourd’hui encore, les discours sur le sexe sont toujours politiques. Il y est sans cesse question de liberté et de révolte. C’est la complexité du thème de la libération sexuelle. On peut penser au mouvement de réhabilitation de la Porn culture. Ces discours me semblent typiques de ces nouvelles valeurs politiques : les enjeux élucidés par les intellectuels et les créateurs des années 70 continuent d’y être très présents, mais la façon d’aborder le déploiement des cultures de la sexualité me semble à la fois moins inquiète et moins critique. Je pense par exemple aux débats suscités en France par le cinéma italien, des films de Pasolini au Dernier tango à Paris de Bertolucci, qui questionnait précisément la possibilité d’une morale dissociant le sexe de toute dimension sentimentale ou respectueuse de l’humain. Je trouve frappante par exemple la manière dont ce sexe sans affection se déploie totalement, sans distance, sans scrupule, dans le succès des romans de Houellebecq.

Fausto Colombo – Je te remercie pour tes observations.

En premier lieu, en ce qui concerne le berlusconisme, je continue en effet à penser que les produits de télévision de Berlusconi et leurs auteurs (surtout Antonio Ricci) ont joué un rôle essentiel dans la culture provinciale dominante des deux décennies 1990-2010. La représentation de la femme-objet était implicite dans le cinéma de la fin des années 70 et dans la télévision des années 80, mais Berlusconi et ses chaînes de télévision ont mis de côté toute retenue éthique ou pédagogique : « ce qui plaît au public est légitime »…

Naturellement, le rêve de Pasolini, comme celui de Bertolucci ou d’autres auteurs, était bien différent : ils voulaient mettre en débat la morale bourgeoise de la famille élevée en parangon de la vertu. Mais alors le sexe était l’avatar d’autre chose : l’utopie d’une vie « véritable » au-delà des conventions sociales.

En d’autres termes, montrer le sexe était pour le cinéma d’auteur des années soixante 60 en premier lieu un symbole qui, à travers la violation d’un interdit, signalait la mise sur le gril d’un problème, celui de la famille bourgeoise. Pour le cinéma commercial et la télévision des années 80, le sexe c’est le sexe, un point c’est tout, et ce qu’on invoque est simplement son innocence ou sa disponibilité. Mais comme on sait, une fois qu’un interdit est levé, tout est remis en question : ainsi, la principale forme de la culture berlusconienne est la mise en question de tout interdit public, depuis la moralité politique (remplacée par une corruption diffuse) jusqu’à certains modèles de comportement (l’exhibition sans frein de la richesse, ses aventures avec des femmes d’origine et de sérieux incertains dans lesquelles la frontière entre le spectacle et la prostitution tend à s’évanouir), un  ensemble de valeurs qui étaient jusque-là partie prenante de la vie civile (c’est-à-dire des codes de la citoyenneté).

Venons-en au réseau. J’ai envie de reprendre ce que tu as dit non pas tant à propos de la culture porn (incarnée par exemple dans des portails comme Youporn) que des pratiques sexuelles favorisées par les terminaux mobiles : le sexting, les selfies nus ou directement liés à des pratiques sexuelles ne nous invitent-il pas à repenser la place du sexe dans l’ère de la vision et de l’immédiateté ? D’autant que tout cela est lié au grand fantasme du SIDA et au traumatisme que celui-ci a engendré, au cœur des années 80, ainsi qu’à l’utopie du sexe libre et indépendant, lié définitivement au plaisir et non à la procréation. En outre, on trouve dans toutes ces pratiques l’idée de fond que le lien traditionnel entre sexe et langage pourrait être remis en question pour transformer le sexe lui-même en un langage codifié. Et de fait les selfies sont soumis à des rhétoriques bien précises. Les contenus ne sont jamais originaux : la transgression cesse d’exister comme telle pour devenir un comportement publiquement légitimé (même s’il est hypocritement critiqué d’un point de vue moraliste par ceux-là même qui en jouissent).

Yves Jeanneret – Ton analyse rappelle un élément essentiel que tes recherches mettent en évidence du fait qu’elles s’intéressent aux évolutions médiatiques réelles. Il s’agit de la dimension culturelle et historique de nos catégories de jugement : ce qui fait d’une image un objet anodin ou, au contraire, provocateur. Bien entendu, l’annonce de la « transgression » des interdits de l’image est structurelle dans l’économie médiatique : elle permet de relier une certaine prétention politique avec une exigence du marketing (la différenciation) et avec une fonction de captation de l’attention. Mais en réalité ce qui choque varie beaucoup avec le temps. Je prends un exemple français. En 1981, la campagne de publicité d’un afficheur (Avenir) a fait figure de transgression forte. Elle se composait de trois affiches successives montrant à quelques jours d’intervalle une jeune femme avec un maillot de bain, puis sans soutien-gorge, puis entièrement nue. La seconde affiche annonçait : « le 4 septembre, j’enlève le bas » en marge d’une photo seins nus prise de face. Pour la troisième affiche, la jeune femme s’était retournée, montrant certes sa nudité mais soulignant le respect d’un interdit, celui de montrer le sexe féminin (présent quelques années plus tôt dans les films de Pasolini). Cette stratégie paraîtrait bien anodine aujourd’hui. Pour autant, on ne peut pas dire que l’image soit débarrassée de toute convention. Il y a un travail incessant des industries médiatiques pour façonner les catégories de notre perception et, au-delà, la définition même de ce que nous nommons « le sexe ».

Fausto Colombo – En effet, pour revenir à Foucault, on pourrait dire que ce qui est en question aujourd’hui, c’est « l’obligation de dire » le sexe. Au fil de notre discussion, les différences se clarifient : le cinéma d’auteur transgresse les normes publiques du sexe ; le cinéma commercial et la télévision berlusconienne satisfont des besoins et des désirs liés à la sexualité en les transformant en image et en transférant la libido ordinaire sur le versant de la visibilité. Pour finir, le réseau transforme en code certaines formes de représentation, d’autoreprésentation et de relation sexuelle, qui de ce fait deviennent des comportements de masse.

Mais peut-être cette nouvelle sexualité exhibée et obligée comme marque de la culture occidentale d’aujourd’hui mériterait-elle qu’on y réfléchisse de manière plus approfondie. On a lu ces jours-ci une dépêche qui annonce qu’au Maroc le concert de la star Jennifer Lopez a suscité un âpre débat en fonction de sa nature expressément érotique. Jennifer Lopez s’est évidemment refusée à changer une virgule à son propre concert par respect pour la culture islamique du pays dans lequel elle allait s’exhiber. Nous pourrions penser qu’il est naturel de considérer sa propre esthétique/érotique comme un discours universel, inattaquable, indiscutable : le parfait substitut de l’idéologie.

Pour approfondir : 

Fausto Colombo, « La génération internet n’est plus ce qu’elle était : le rôle des médias dans l’identité générationnelle », Communication & langages, n° 170, 2011, p. 3-21 ; « Contrôle, identité, parrhèsia : une approche foucaltienne du web 2.0 », Communication  & langages, n° 180, 2014, p. 7-24.