La fiction sérielle : une question d’écriture et bien davantage

par Yves Jeanneret
Chercheur au GRIPIC
juin 2017

L’implication de plusieurs chercheurs du GRIPIC, le laboratoire de recherche du CELSA, dans le cadre du Conseil consultatif des programmes de France Télévisions, a permis de réfléchir à la manière dont les téléspectateurs et les professionnels de la production et de la diffusion audiovisuelles définissent la continuité et les mutations de l’expérience médiatique. En s’appuyant sur les échanges relatifs aux séries télévisuelles, Yves Jeanneret interroge ce qui est nouveau dans les écritures audiovisuelles, mais aussi ce qui définit la continuité du recours aux formes sérielles au fil de plusieurs siècles d’industrie médiatique.

Le monde de la télévision, notamment celui la fiction télévisuelle, est particulièrement visé par les annonces de grande mutation : de nombreux acteurs, en son sein et parmi les observateurs et concurrents, réclament de nouvelles écritures, jusqu’à prédire parfois la fin des écritures télévisuelles. La série, parce qu’elle constitue un produit phare des chaînes et des sociétés de production, mais aussi parce qu’elle s’est développée en lien avec des rythmes de consommation qui se modifient, est dans le collimateur ». En effet, la série semble structurellement liée à un univers télévisuel dont plusieurs annoncent la fin : une consommation régulière, familiale, tributaire des grilles de programmation, associée aux plages publicitaires. Ces changements sont réels et ils ne vont pas sans poser le problème de nouveaux cadres d’écriture de la fiction. Mais pour le comprendre, il faut prendre un peu de recul par rapport à l’opposition entre d’anciennes écritures (programmées, linéaires, télévisuelles) et de nouvelles (interactives, délinéarisées, numériques). Cette opposition n’est pas dépourvue de pertinence, mais elle demande à être replacée dans un cadre plus large et analysée de manière moins superficielle.

Un format traditionnel transféré de la littérature aux médias

La fiction en série n’a pas attendu les transformations actuelles pour constituer un ferment puissant des écritures. C’est d’abord un genre littéraire ancien qui doit son succès à son rôle dans la construction de communautés partageant une identité imaginaire et des symboles : ainsi les trilogies de tragédies consacrées aux mythes fondateurs de la cité grecque ou les cycles de chevalerie d’Arthur et de Tristan. Ce qu’a apporté le développement des supports modernes, c’est l’exploitation de ce ressort anthropologique au service de la pérennité d’une industrie. La fiction médiatique permet d’ancrer dans un phénomène culturel le rassemblement d’un public autour d’un monde imaginaire, une stratégie économique, la fidélisation du lectorat d’un titre ou d’une maison d’édition. C’est pourquoi les fictions à épisodes et à rebondissements sont de longue date un produit phare des industries culturelles : qu’on pense au feuilleton de presse, aux collections de livres puis aux bandes dessinées. La formule du « à suivre » a montré son efficacité culturelle, sociale et même politique. Elle a conquis le domaine du document social avec Les mystères de Paris d’Eugène Sue (1842), la littérature édifiante de jeunesse avec la Comtesse de Ségur (1855), la saga familiale avec les Rougon-Macquart de Zola (1871), l’intrigue policière autour de Sherlock Holmes (1887), la bande dessinée avec les innombrables aventures de Tarzan (1912) avant Tintin, Lucky Luke et Astérix.

Tous ces récits, nés sous la forme du feuilleton, de la collection, des magazines périodiques, ont été portés à la radio, au cinéma et à la télévision. Avec le recul, on constate une incroyable inventivité dans le travail d’ajustement aux conditions de programmation et de diffusion des messages qui caractérisent les différents univers techniques des médias. Faire de la technique le support d’un rendez-vous et d’une pratique communautaire est donc le premier caractère des « nouvelles écritures » dans la fiction médiatique. Il est plus exact de dire que de très longue date les écritures médiatiques sont régulièrement obligées de se réinventer. Il est dans la nature des médias, en tant que dispositifs à la fois techniques et communicationnels, de susciter une redéfinition constante de ce qu’est écrire pour un public. Au fil de l’innovation technique des médias, l’espace-temps de la communication se redéfinit et se déforme. D’où le caractère protéiforme des fictions, qui poursuivent de manière toujours décalée le même projet : créer la rencontre avec les publics, leur temps vécu, leurs espaces d’expérience, leurs formes de vie.

C’est ainsi que les colonnes consacrées au feuilleton dans le journal, les collections d’albums, la périodicité hebdomadaire du magazine ont été relayées au siècle dernier par le retour rituel des plages de programmation, d’abord à la radio, puis à la télévision. On a oublié que La famille Duraton diffusée à l’heure du repas du soir a profondément creusé dans les années 1930-1960 le filon aujourd’hui exploité par Plus belle la vie. La fiction en série, combinée avec une forme de rendez-vous, permet de créer des mondes, de réunir des communautés, de faire naître et vivre des personnages. Elle construit dans le temps l’investissement du public au rythme des événements de l’histoire et des mutations des expériences médiatiques. Les médias audiovisuels ont conféré à ce processus une dimension particulière en intégrant le temps vécu de la vie quotidienne et en proposant des univers riches d’une pluralité de langages (sons, voix, images, rythmes).

Depuis les années 50, la télévision a été un lieu de création constante de « séries cultes » (cult series : le terme dit bien la prétention symbolique des médias), depuis les classiques du western (Au nom de la loi, années 50) jusqu’aux mœurs actuelles (Sex and the city, années 2000) en passant par la caricature de la richesse (Dallas, années 80). Ces divers ressorts narratifs proviennent bien souvent du cinéma, mais la radio, et surtout la télévision, reposent sur un dispositif engageant une expérience médiatique bien différente : ces médias de flux s’insèrent dans la vie quotidienne des personnes et des familles, dans leur espace personnel et leurs temps de rencontre.

Les séries audiovisuelles ont surtout enrichi la force que représente pour les médias la propension du public à se projeter dans les héros en créant un nouveau foyer vivant de fidélité, l’acteur-personnage, qui s’inscrit dans la lignée des stars américaines, ces « Olympiens » décrits par Edgar Morin[1], mais relève d’un processus d’identification d’une autre nature, car il s’introduit familièrement dans notre temps et notre espace privés, accompagnant les relations familiales, le temps des apprentissages, des rêveries, des découvertes, jusqu’à jouer un jeu ambigu entre inaccessibilité et proximité. Il suffit de penser par exemple à Steve Mc Queen – Joss Randal dans Au nom de la loi, à Jean Richard incarnant Maigret ou à Peter Falk – Inspecteur Colombo. Au fil des décennies, les séries se sont inscrites dans l’histoire sociale et personnelle en accompagnant à la fois les évolutions des mœurs et les cultures générationnelles. C’est ainsi que la diffusion des sitcom a façonné au fil des années une relation à l’époque : là où All in the Family (208 épisodes de 1971 à 1979) ne cessait de s’enrichir des problèmes qui traversaient la société américaine au cours des tumultueuses années 1970, Hélène et les garçons (280 épisodes entre 1992 et 1994), contemporaine de la télévision de l’intimité[2], prenait pour cible le travail identitaire et relationnel d’une génération, jusqu’à occuper de manière inédite les conversations des cours de récréation des années 1990 avec les préoccupations liées aux sociabilités adolescentes et à la découverte de la sexualité[3]. Les séries fleuves, comme Plus belle la vie (plus de 3000 épisodes depuis 2004), expriment nécessairement une prétention à la connaissance sociale, en présentant une lecture des tensions qui traversent les quartiers et les mouvements d’intégration et de désocialisation des milieux en difficulté. Ce sont ainsi de multiples formes de rendez-vous qui se sont instaurées entre notre vie quotidienne et nos pratiques médiatiques, ponctuées par les mêmes rythmes.

Écrire des temps et des espaces

Toutefois, plusieurs phénomènes récents sont venus modifier cet espace-temps de la rencontre : si la série peut toujours ponctuer voire hanter notre quotidien, le rendez-vous en « prime time », après le dîner familial et le JT, n’est plus son ancrage systématique. Pour le comprendre, il est moins utile de mesurer l’étendue des nouveautés formelles de l’écriture médiatique que de comprendre comment la stratégie de production des fictions médiatiques s’adapte aux nouvelles données de l’espace-temps qui lui fournit son énergie, aujourd’hui comme avant. La vie familiale se diversifie, avec des pratiques plus individualisées et une autonomie croissante des générations ; la possibilité d’accéder aux contenus par le réseau tend à « délinéariser » la consommation des séries (les rendre plus indépendantes de la grille temporelle de programmation) et donc à affaiblir la place du « maître du temps » qu’est le programmateur, traditionnellement considéré comme l’acteur dominant des médias de flux. Mais d’autres facteurs rendent plus difficile la rencontre avec une « audience », c’est-à-dire un public réuni par une pratique commune, voire une cérémonie médiatique : la place croissante prise par la figure de l’usager actif des technologies de communication, l’appel fait à la participation et au commentaire, distinguent assez nettement les aptitudes et les aspirations des différentes générations, dont la segmentation est encouragée par les discours prescripteurs. Les modes de consommation de la fiction (épisode par épisode, globalement en collector – sur le téléviseur, sur l’écran des ordinateurs et des mobiles) diversifient les pratiques et donc les formes d’écriture. Le transmédia, l’appel fait aux usages conjoints de plusieurs écrans prennent une place croissante dans ce contexte. Ces formules marquent des ruptures, mais ressuscitent aussi paradoxalement certaines traditions, comme celle des rééditions d’œuvres complètes, lorsque le « bingewatching » (goinfrerie) conduit à regarder d’une traite une série comme on pouvait « dévorer » toute la série des Simenon, des Agatha Christie ou des Corto Maltese.

On peut être tenté d’opposer l’ère de la TV « linéaire » à celle du réseau à la demande, voire d’annoncer la « fin de la télé » remplacée par l’internet. Certains vont même jusqu’à suggérer que l’art des écritures médiatiques laisserait place à des contenus « coproduits » par l’amateur désormais sacré expert à sa façon. Les choses sont plus complexes. Les contenus audiovisuels, créés par les professionnels de la télévision, sont l’un des centres d’intérêt majeurs des internautes. Le rendez-vous du soir n’a pas disparu, mais il concerne inégalement les différentes générations et il doit souvent être associé à d’autres types de stratégies médiatiques, par exemple la création d’ « événements ». On voit par exemple se multiplier les soirées thématiques associant plusieurs épisodes (soirée Parents mode d’emploi, le film) ou une série et un débat (ainsi des sujets de société prévus en 2016-17 dans la grille de France 3 sur le harcèlement scolaire, le viol, la dérive terroriste).

D’autre part, les écritures médiatiques font une place croissante aux usages des technologies et à l’engagement des internautes. On a même vu un épisode entier d’une série (Modern family) tourné entièrement sur un smartphone. Ce qui ne constitue pas une panacée, car la mobilisation des pratiques relève d’autres ressorts que la simple stratégie d’appel à la contribution[4]. Les fictions « transmédia » qui associent une série de contenus sur des supports différents et même la création de comptes fictifs sur les réseaux sociaux (page Facebook de Fabienne Le Pic dans Fais pas ci fais pas ça) ou même scénarios d’usage (le smartphone de Jules dans Cut) explorent les moyens de déployer un univers de fiction, au-delà de la « série » au sens strict, vers des « constellations ». Tout cela… à la recherche de nouvelles écritures encore assez rudimentaires. L’écriture audiovisuelle reste la seule réellement professionnelle et dotée d’une esthétique riche.

La fiction n’est pas le récit

Les « nouvelles écritures » – un terme séduisant mais peu pertinent, dans la mesure où ces inventions sont contemporaines de toute l’histoire des médias – ne sont donc pas seulement des écritures au sens textuel et rhétorique du terme. Elles le sont, mais elles concernent de multiples stratégies qui s’étendent à toute l’expérience culturelle : l’adoption de formats médiatiques liés aux évolutions de nos modes de vie, la construction de publics de formes diverses, l’élaboration de mondes imaginaires entretenant des relations très complexes et multiples avec notre expérience et nos identités personnelles et collectives. C’est surtout l’univers de la fiction qui rend les choses riches et complexes, par-delà les formules simplistes, du type « la fin de la télé ». La fiction n’est pas seulement un genre, elle ne se réduit pas à la pratique du récit. La fiction est l’une des activités humaines les plus fondamentales. Nous ne cessons de créer de la fiction et de développer grâce à elle nos aspirations, nos savoirs, nos relations avec les autres. Il n’est que de regarder la place que la fiction occupe dans le jeu et dans les jouets, comme dans l’apprentissage scolaire. Les médiateurs qui animent les sites patrimoniaux entendent les enfants évoquer Harry Potter, Astérix, Disney.

La fiction crée des univers et permet aux personnes d’y entrer, de les habiter. Ce n’est pas le produit d’un créateur seul, mais un monde auquel tous, créateurs, publics, acteurs participent. Là encore les choses sont anciennes. Le roman de Jane Austen Orgueil et préjugés, publié en 1813, a donné lieu à la production d’un ensemble considérable de suites, parodies, récits complémentaires : ce qu’on appellerait aujourd’hui des « fanfictions ». Cela doit nous inviter à ne pas réfléchir seulement en termes d’opposition entre la série télévisée de prime time et les fictions transmédia. Les formes de la sérialité sont infinies, comme les pratiques sociales qui leur sont liées et les modèles économiques qu’elles autorisent. ll n’y a pas que le rendez-vous ponctuel en soirée qui permet de partager, entre amis, dans une génération, en famille, des références et même une histoire, des modèles, des identifications, des révoltes. Les enquêtes sociologiques n’ont cessé de le prouver, aussi bien celles qui montrent que dans des pays différents la série Dallas a véhiculé des valeurs multiples, du rejet de la finance à la valorisation de la réussite féminine[5], que celles qui mettent en évidence le rôle de partage des questions de l’adolescence dans les cours de lycées autour des « sitcoms » comme Hélène et les garçons. Ce sont ces ressorts que les écritures innovantes ne cessent d’exploiter, par exemple en tirant de nouvelles séries de personnages et de situations familières au public (spin-off) ou en créant des passages et des clins d’œil entre des séries différentes (cross-over) ou en sollicitant la capacité d’imagination des spectateurs pour participer au développement des personnages et des histoires, par le biais de plates-formes, de réseaux sociaux, de forums de fans, etc.

La fiction n’est pas seulement un monde imaginaire, elle n’est pas coupée du réel. L’auteur, l’acteur, le spectateur acceptent d’entrer dans le monde créé comme s’il était réel, tout en sachant qu’il a été inventé – mais singulièrement proche de notre vie, parfois même presque plus vrai. Certaines fictions ont joué un rôle essentiel pour poser des problèmes sociaux, aider à comprendre une culture inconnue, cultiver la tolérance, découvrir des sociétés différentes, poser le problème de la tolérance vis-à-vis des modes de vie, des orientations sexuelles, religieuses, culturelles. Les séries ordinaires de la famille comme Fais pas ci, fais pas ça ou Parents modes d’emploi doivent une part de leur succès à la manière dont elles exposent et explicitent des cas de conscience, des débats, des choix que rencontrent beaucoup des spectateurs. Les grandes séries historiques comme Un village français (aux États-Unis MASH) abordent la question de l’histoire, de l’identité nationale, du devoir de mémoire d’une manière qui enrichit les points de vue par rapport aux débats politiques et aux documentaires.

Symétriquement, la fiction permet aussi de s’évader de la réalité quotidienne pour accéder à des mondes imaginaires, burlesques, fantastiques ; mais là encore, au fil des années, ces formes imaginaires et les esthétiques qui leur sont liées se sont montrées en interaction forte avec les modes, valeurs, effets en vigueur dans la société : type d’humour, effets spéciaux, aspects normatifs et idéologiques du « comique », modes de conformisme et de transgression sont puissamment en accord avec le temps, ce dont on prend nettement conscience lorsqu’on visionne les séries des années 60 ou 70.

C’est tout cela, la permanence du fait essentiel que révèle un examen des formes de la fiction sérielle : que rien n’est plus constant que les nouvelles écritures, qui sont – avec les nouvelles lectures – un pléonasme dans le monde des médias.

[1] Morin Edgar, Les stars, Seuil, 1972.

[2] Mehl Dominique, La télévision de l’intimité, Seuil, 1996.

[3] Pasquier Dominique, La culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, La découverte, 1999.

[4] Azouz Sabrina, Les séries télévisées au sein d’un univers digitalisé : analyse d’une révolution des séries télévisées à l’époque de la convergence et du multitasking, Mémoire de Master 2, CELSA, 2015.

[5] Liebes Tamar et Katz Elihu, The export of meaning: cross-cultural readings of Dallas, Polity Press, 1993.