Les serious games :

des dispositifs à tout faire ?

par aude seurrat & sarah labelle
enseignantes-chercheuses
université paris 13 laboratoire labsic
juin 2015

Ses personnages sont en 3D et son intrigue se dévoile sur un écran, pourtant, il n’est pas le chouchou des gamers… Le serious game est un objet hybride dans le monde du jeu vidéo, car il doit combiner plaisir du jeu et obligation d’apprendre. Les chercheuses Aude Seurrat et Sarah Labelle explorent l’univers des serious games et des adgames, ces nouveaux médias.

Les termes « ludique » et « fun » ont acquis une certaine aura dans les discours sur les dispositifs de communication et les attentes des publics. Le nom de la plate-forme de cours en ligne du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, FUN pour France Université Numérique, est à ce titre un exemple frappant. Cet engouement implique la multiplication de formes et dispositifs médiatiques qui mobilisent le ludique. Il postule l’appétence du public pour le jeu. Cet article se propose de réfléchir sur la nature et les promesses de ces dispositifs qui visent la transmission de savoirs, d’informations ou de valeurs et qui s’appuient sur la médiation ludique.

Le serious game, nouveau média

Ces dispositifs sont désignés par l’anglicisme serious game qui est parfois traduit littéralement par « jeu sérieux » et s’appuie sur le jeu vidéo. L’adjectif « serious/sérieux » qui vient qualifier le nom commun « game/jeu » souligne la transformation de la visée assignée au ludique : le jeu est pensé comme une modalité de communication des savoirs ou des informations. Si le terme connaît un succès plutôt récent, l’histoire des dispositifs d’éducation montre le rapport étroit qu’entretiennent jeu et apprentissage [1]. La médiation ludique a rencontré un vif succès auprès des entreprises et des institutions qui ont vu dans cette modalité une manière de renouveler leur communication et de participer à un mouvement qui confère au jeu une valeur positive, notamment par l’expérience de plaisir qu’il est censé procurer. Le jeu vidéo comporte des spécificités médiatiques que les organisations cherchent à employer dans leurs dispositifs de communication, et grâce auxquelles elles tentent de faire acquérir une certaine opérationnalité à leur message. Le régime vidéoludique possède une plasticité qui autorise son adaptation à une pluralité de messages et sa mise au service de multiples logiques de communication. Le dispositif serious game offre la possibilité aux organisations d’inscrire leurs intentions communicationnelles au sein d’un univers graphique singulier et d’un gameplay qui peut être facilement reconnu et identifié par le public. Afin de montrer cette hétérogénéité, nous pouvons nous appuyer sur quelques exemples qui soulignent la polyvalence du dispositif. Avec l’advergame PleasurHunt [2], le groupe Unilever propose une expérience multi-marques à partir de son produit Magnum : le jeu de plate-forme classique (récolter des morceaux de chocolat) est combiné à un récit de voyage durant lequel le joueur visite des boutiques et découvre des produits et services des marques partenaires. L’intention marketing de ce dispositif se traduit dans la présentation des marques en fonction de la capacité de progression du joueur dans le jeu. De nombreuses ONG ont développé des actions de communication par le jeu. En 2007, Stop Disaster [3] (ONU, International Strategy for Disaster Reduction et playerthree) s’appuie sur le citybuilder pour démontrer à quel point l’aide d’urgence repose sur la complexité à définir les priorités des besoins sur un territoire. En 2014, Plan Her Future [4] est un jeu en ligne lancé par l’ONG Plan Belgique qui vise à sensibiliser sur les droits des enfants et les discriminations des filles à partir d’un jeu de rôle.

Les serious games sont également souvent mobilisés dans la formation professionnelle et viennent remplacer les dispositifs d’e-learning. Ces jeux ne sont pas accessibles au grand public et ciblent des acquisitions de compétences liées à des métiers ou des tâches spécifiques. Nous pouvons citer Wattou d’ERDF, développé par Succubus Interactive [5], qui vise à former les techniciens aux risques liés à l’entretien des lignes basse et moyenne tension. Sont proposés des dispositifs adaptables aux objectifs de l’organisation sur des pratiques et situations-types en entreprise (entretien de recrutement, relation client etc.), tels l’EDIT UP de KTM Advance [6]. La diversité des exemples présentés ici n’est pas exhaustive mais elle permet de mettre en évidence combien ce type de média est propice au développement de logiques de communication différentes. Cette polyvalence du régime vidéoludique à s’adapter à des visées extrêmement hétérogènes fait du serious game une panoplie, c’est-à-dire un ensemble de dispositifs qui font du jeu une activité sociale propice à la valorisation de messages et que les organisations vont investir.

La promesse de la performance communicationnelle par le jeu

La publicité faite au serious game s’appuie sur le fait que le jeu contribuerait à motiver l’apprentissage, constituerait une médiatisation idéale des messages de l’organisation et favoriserait leur compréhension. Le serious game est présenté comme un dispositif « novateur » par ses promoteurs et les entreprises du secteur : cet argument de nouveauté est non seulement un moyen de désigner les changements dans les modes de constitution et de circulation des messages, mais encore une façon de valoriser les pratiques sociales permises par ces dispositifs. D’une part, le jeu est présenté comme renforçant l’efficacité des messages. D’autre part, le régime vidéoludique est censé accroître l’expérience de l’utilisateur grâce à sa dimension active (elle le mobiliserait davantage par l’activité ludique proposée) et grâce à sa dimension créative (elle lui reconnaîtrait un travail de création qui se traduit notamment par le scoring). Ainsi les discours d’accompagnement font de la performance communicationnelle une promesse phare qu’il convient de questionner au regard de la dimension variable avec laquelle ils investissent la technologie du gameplay.

Un média aux promesses ambigües

Si le serious game est un dispositif de communication qui prend la forme d’un jeu vidéo, quelles sont les spécificités du jeu vidéo comme média ? Le gameplay est un des éléments constitutifs du jeu vidéo comme média. La plupart du temps traduit par le terme de « jouabilité », le gameplay qualifie à la fois les conditions de la pratique ludique (comment le joueur peut jouer) et la structure du jeu, son fonctionnement. Le gameplay est ce qui inscrit le jeu dans un genre (jeu de plate-forme, jeu de construction, jeu d’énigme, etc.) et fait fonctionner ensemble les règles du jeu. Le gameplay est ainsi ce qui structure la forme et le fonctionnement d’un jeu. Il s’agit des modalités d’action du joueur sur l’univers qui se trouvent codées dans un algorithme. Pour Sébastien Genvo [7], chercheur spécialiste du jeu vidéo, le gameplay produit une tension entre d’un côté ce qui est configuré par le dispositif, le devoir-faire (les règles du jeu) et le pouvoir-faire (la capacité d’action laissée au joueur) et de l’autre côté ce qui est actualisé par la pratique du joueur : le vouloir-faire et le savoir-faire. Le gameplay prend une dimension supplémentaire lorsqu’il s’agit de serious games : en effet, il ne fait pas que configurer l’action, il organise également les modalités d’accès aux savoirs. En cela, la difficulté est d’orchestrer, dans une même mécanique, des enjeux ludiques et des enjeux de transmission d’informations de divers ordres. Comme nous l’avons explicité dans un précédent article : « Le gameplay est une technologie dont le concepteur se saisit pour structurer l’accès aux savoirs et qui permet de définir les variables et les fonctions des objets, de penser les différentes opérations réalisables par le joueur et leur actualisation dans sa progression. Et c’est le régime techno-sémiotique du gameplay qui fournit la possibilité de penser en même temps la nature des relations avec les savoirs instaurées par le jeu et les conditions d’interprétation par le joueur »[8].

Que reste-t-il du jeu ?

L’analyse de plusieurs serious games nous permet de voir que la dimension vidéoludique de ces dispositifs est variable et mérite d’être questionnée. En effet, nous pouvons identifier trois grands types de prétentions vidéoludiques : la reprise de gameplay existants, la création de gameplay adaptés aux enjeux communicationnels de l’organisation et enfin, l’emploi de procédés « ludicisants » sans véritable gameplay (quizz, classement et temps minuté). La reprise, voire le « copier/coller », de gameplay existant dans la sphère du divertissement à des fins de stratégies de communication est particulièrement prégnante dans le cas des advergames, ces mini-jeux qui promeuvent un produit ou une marque. Nombreuses sont les marques qui proposent des mini-jeux sur les réseaux sociaux et sur les applications mobiles qui reprennent totalement des gameplay existants (comme M3 Challenge de BMW qui reprend la mécanique des jeux de courses de voiture [9], ou encore Rexona Men Foot Zombie qui utilise celui des jeux de tir [10]). La création de gameplay originaux, c’est-à-dire spécifiques aux enjeux de la médiation mise en œuvre (même si certains s’inspirent de logiques de dispositifs existants, il s’agit d’adaptation et non de transposition) est plus rare, car plus complexe et plus coûteuse. Moonslield de Thalès [11] est souvent considéré comme un exemple de création de gameplay. Il s’agit d’un jeu de gestion et de stratégie en ligne où le joueur gère une base militaire sur la lune où les technologies de Thalès doivent l’aider à contrer une attaque de météorites sur la terre. Le gameplay inclut des phases de gestion (de type citybuilder) et des phases de tir avec des cibles (astéroïdes) et des armes (lanceurs de missiles). Le score du joueur augmente en fonction de sa capacité à développer sa base, à bien gérer les ressources dont il dispose et à protéger la terre et la lune des chutes d’astéroïdes.

Enfin, un certain nombre de dispositifs s’affichent comme des serious games bien qu’ils ne comportent pas véritablement de gameplay. Dans ces cas, il s’opère une confusion entre le ludique et le virtuel. L’immersion dans un univers graphique dans lequel sont insérés des questionnaires comporte une prétention ludique, quand bien même les ressorts ludiques sont extrêmement limités. Nous citerons Reveal [12] de l’Oréal. Il s’agit d’un dispositif de recrutement de futurs stagiaires et de jeunes diplômés. S’il est clair que Reveal met en scène des savoirs sur les métiers de l’Oréal et surtout sur sa culture d’entreprise, la dimension ludique du dispositif est relative. Nous parlerons plutôt d’ajouts de procédés de ludicisation (le score, le bilan par profil et le classement des candidats). Les serious games sont donc des dispositifs de communication mobilisés pour une pluralité de logiques de communication : publicitaire, institutionnelle, recrutement, sensibilisation, etc.

[1] Brougère Gilles, Jouer/Apprendre, Éd. ECONOMICA. Paris, 2005. p.173.

[2] http://pleasurehunt4.mymagnum.com/

[3] http://www.stopdisastersgame.org/fr/home.html

[4] http://www.planherfuture.be/fr

[5] http://www.succubus.fr/news/actu-2

[6] http://www.ktm-advance.com/edit-up-by-ktm-advance

[7] Genvo Sébastien sur sciencedujeu.org « Penser les phénomènes de ludicisation à partir de Jacques Henriot », publié en 2013. Genvo Sébastien, “Jeux vidéo” in Communications n°88, 2011/1, p.93-101.

[8] Labelle Sarah et Seurrat Aude, « Définir une approche communicationnelle des serious game », in G. Brougères (dir.), Penser le jeu, Éditions du Nouveau Monde, 2015.

[9] http://www.m3-challenge.com/

[10] Le trailer de Rexona.

[11] Dispositifs étudiés plus précisément dans l’article sur laviedesidees.fr « Jouer pour être recruté », publié le 3 juin 2014.

[12] L’Oréal, Reveal, disponible sur http://www.reveal-thegame.com/france/