Après les « Y », les « Z » : comment se fabrique une nouvelle génération

par Clara-Doïna Schmelck
journaliste à Intégrales et à Socialter, spécialiste des médias
juin 2017

Génération Z, Génération Y, Millenials, Digital natives… La multiplication des étiquettes prouve que els professionnels de la communication et du marketing ne cessent de chercher à saisir la jeunesse. Mais existe-t-il une véritable réalité sociologique derrière tous ces termes ?

La « génération Z » correspond à la première génération d’internautes née avec la technologie du mobile et avec les réseaux sociaux : ce sont les « post-digital natives », dont les usages des médias, le comportement face aux marques et l’attitude au travail paraît s’inscrire en rupture avec les pratiques et les habitudes de leurs aînés. Pour autant, cette « génération Z » existe-t-elle indépendamment des représentations fabriquées par les entreprises, les marques et les médias qui l’identifient comme catégorie en vue de trouver des stratégies de contact pour mieux diriger et cibler ces jeunes qui ne sont plus des enfants, et qui n’ont pas encore d’enfants (soit les 10-30 ans environ) ?

Les jeunes : impossibles à cadrer, impossibles à cibler

Quand les acteurs de l’économie que sont les médias, les marques et les managers parlent des « jeunes » de manière générale sous le dénominateur commun de « génération Z », sans prendre en compte la diversité et la disparité de cet effectif que compose la population des 10-30 ans, c’est paradoxalement pour constater qu’ils ne parviennent pas à les décrire. Les acteurs de l’économie déterminent la « génération Z » sur la base de jugements d’appréciation eux-mêmes établis à partir de l’interprétation de données sociologiques. Les adolescents et jeunes adultes se voient décrits, de manière binaire, à travers des qualificatifs connotés ou bien de manière méliorative – « créatifs », « entreprenants », « solidaires » – ou au contraire de manière péjorative – « inattentifs », « narcissiques », « capricieux ». Paradoxalement, la « génération Z » se trouve ainsi identifiée à la fois comme catégorie sociologique et comme cible marketing dans un contexte où l’effectif démographique des 10-30 ans semble échapper à bien des tentatives d’encadrement à l’école ou au sein de l’entreprise, de ciblage marketing ou média, ou encore de théorisation sociologique.

La « génération Z » se trouve ainsi identifiée à la fois comme catégorie sociologique et comme cible marketing dans un contexte où l’effectif démographique des 10-30 ans semble échapper à bien des tentatives d’encadrement à l’école ou au sein de l’entreprise, de ciblage marketing ou média, ou encore de théorisation sociologique.

Les audiences mesurées par panel, les contenus identiques déversés à heure fixe pour tous, les bouquets onéreux de chaînes sont autant de solutions imaginées par les « baby-boomers » et leur descendance immédiate. En 2017, la publicité digitale va dépasser celle de la télévision. Les jeunes passent par les réseaux sociaux et les applications pour s’informer au lieu de suivre assidûment un ou quelques médias de leur choix. Cela explique que les 18-35 ans soient devenus de facto une cible en tant que telle pour les annonceurs. En ligne, les adolescents vont sur les réseaux sociaux et sur les messageries instantanées : 77% des 13-19 ans vont sur Facebook, 45% vont sur Youtube, 30% sur Twitter, 29% sur Snapchat, 28% sur Instagram, 27% sur Skype. Hyperconnectés, les jeunes sont aussi très équipés : 77% des 13-19 ans ont ainsi un smartphone (18% chez les 7-12 ans), 68% ont un ordinateur (18% chez les 7-12 ans), 68% ont également une console de jeu (69% chez les 7-12 ans) et 34% ont une tablette (idem chez les 7-12 ans), détaille Ipsos[1]. L’écosystème conversationnel propre aux réseaux sociaux, que les plus jeunes se sont appropriés, est basé sur de simples pictogrammes, les émoticônes, ce qui ne paraît pas encourager à la lecture d’articles longs construits dans une syntaxe complexe.

Sur le plan du management, « La génération Z va semer la pagaille dans l’entreprise ![2] », titre Challenges. « Ni hipster, ni intello, ni geek », poursuit cet article consacré au management des jeunes nés entre 1995 et 2011 et qui représentent à l’échelle mondiale plus de deux milliards d’individus. Immature, sans gêne, déconcentrée et autocentrée :

les adultes de ladite « génération X », qui est justement celle des « Quinquados »[3] – ces consommateurs qui ont les mêmes comportements que leurs enfants – projettent sur ceux qui sont en âge d’être leur progéniture les traits sous lesquels ils se voient eux-mêmes décrits. Dans l’émission américaine « Inside Quest »[4], une émission grand-public généraliste qui est diffusée sur le Web, Simon Senek, un Américain auteur de plusieurs ouvrages sur le management, peint un portrait dépréciatif des individus nés après 1994, qu’il estime égocentriques et dispersés. La faute à des parents, qui, selon lui, n’auraient pas inculqué à leur progéniture la valeur du travail ou du dépassement de soi. Les adolescents paraissent se complaire dans un état d’insatisfaction et d’impatience chroniques, paniqués de ne pas obtenir de gratification à chaque étape ; une reconnaissance immédiate – ce qui est un oxymore. En cause : l’éducation, le management à court-terme, et surtout, les réseaux sociaux où l’on obtient une pluie d’approbations virtuelles en quelques clics. La « génération Z », hyper connectée, serait devenue inapte à construire des relations solides, trop habituée qu’elle est à « swapper » sur Tinder, à « bloquer » sur Facebook ou Snapchat, à « unfollower » sur   Twitter.

Mais tous ces jugements d’appréciation, rapportés à des comportements nouveaux, ne sont-ils pas très anciens ? Dans le passage de la République qui traite de la tyrannie qu’exercent les fils envers leurs pères à la maison, Platon écrit, en 380 avant JC : « Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe ; ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect pour leurs aînés, et bavardent au lieu de travailler ». Le mot du philosophe antique trouve sa transposition contemporaine dans les descriptions d’une jeunesse dépourvue du sens de l’effort et de la notion de hiérarchie, et qui exige cependant beaucoup des aînés. Platon a écrit un texte pour justifier que soient écartés les jeunes gens de la vie en société. Il ne voulait pas d’eux dans les discussions politiques et dans les transactions commerciales. Or, les marques et les médias, qui vendent produits et services, ont au contraire pour objectif d’inciter les jeunes à donner leur avis, à s’informer, à consommer.

Pour toucher les jeunes, de plus en plus de marques et de médias développent le marketing conversationnel, cette technique qui consiste à établir un dialogue suivi avec les clients et prospects. Et, – cela n’est pas nouveau – dialoguer avec des jeunes exige assurément d’abandonner un discours péjoratif au sujet des jeunes en général. Le 24 août 2016, à l’occasion du TV Festival à Edimbourg, Shane Smith, le patron de Vice Media, qui cible explicitement les 15-30 ans, a ainsi souhaité donner l’image d’une « génération Z » « très éduquée, diverse ethniquement, difficile à atteindre, et qui pense mondialement », comme il l’a affirmé sans plus de précisions lors d’une conférence où il était invité à parler du développement des formats mobiles de Vice News.

Pour toucher les jeunes, de plus en plus de marques et de médias développent le marketing conversationnel, cette technique qui consiste à établir un dialogue suivi avec les clients et prospects. Et, – cela n’est pas nouveau – dialoguer avec des jeunes exige assurément d’abandonner un discours péjoratif au sujet des jeunes en général.

La « conversation » caractéristique « jeune » ?

En vue de s’adresser aux jeunes, il est inutile de puiser exclusivement dans le champ lexical et pictogrammatique contemporain auquel ont recours les adolescents quand ils correspondent entre eux, à savoir les lolcats, les selfies et les émoticônes. Les « post-millenials » ne cherchent pas à ce que les adultes leur proposent du contenu calibré pour les jeunes, a insisté Steven Jambot, responsable de Mashable France 24, un média conçu pour les générations « Y » et « Z », à l’occasion de l’édition 2016 du « Printemps des médias »[5] intitulée : « Info : quel veulent les ados ? ». Éric Scherer, directeur de MétaMédia, le laboratoire de prospective de France Télévisions, prévient : « la génération Z est clairement la génération No Bullshit »[6].Ces préconisations ne s’appliquent toutefois pas spécifiquement à la « génération Z ». Elles auraient tout à fait pu être prononcées dans les années 1950 : chercher à imiter les jeunes, et donc à se faire artificiellement plus jeune qu’on ne l’est en réalité, n’est pas une façon de construire un dialogue inter-générationnel. Cela relève même de la tautologie.

Structurellement, ce sont les modes de conversation, c’est-à-dire d’échange dialogique direct entre un média qui s’exprime au nom d’une marque et un lecteur, qu’il convient de réviser pour s’adresser spécifiquement à un génération qui a grandi avec les réseaux sociaux : à un échange vertical intergénérationnel basé sur un process de ciblage, à l’instar du sondage ou de l’enquête, les médias vont de plus en plus être amenés à substituer une conversation continue avec les 10-30 ans, d’égal à égal, quand bien même il s’agit de la mettre en place au moyen d’un chatbot. Le chatbot, contraction des mots chat (bavardage, en anglais) et bot, désigne un robot logiciel capable de simuler une conversation humaine. Il permet à un média de s’adresser de manière personnalisée aux jeunes directement là où ils se trouvent, sur les réseaux sociaux. Le chatbot de CNN propose ainsi via Messenger une sélection des derniers articles publiés, permet de consulter les résumés des articles avant de diriger le lecteur vers le site Web, et enregistre les préférences de l’utilisateur pour suggérer des articles qui pourraient l’intéresser.On le voit : en inventant de nouveaux modes de conversation avec les « post-Millenials», les médias font du même coup évoluer la représentation qu’ils ont de leur cible. La représentation marketing et médiatique de la « génération Z » est fonction des stratégies de mise en place d’un dialogue avec les jeunes.

La dynamique de fabrication des générations

Il faut en déduire que la « génération Z » ne peut être définie autrement que par les représentations qu’en livrent les marques et les médias : elle ne se rapporte donc pas à un fait brut démographique ou social, mais procède d’un storytelling générationnel, dans la mesure où il s’agit d’un récit raconté par les marques et les médias à des fins de communication – nous l’avons dit, les marques et les médias parlent des jeunes dans l’objectif de parler aux jeunes. Ainsi, l’enquête « Génération What »[7] déroule, à partir de données chiffrées, le récit d’une génération créative et ouverte sur le monde, qui pratiquerait la solidarité telle une composante de la vie active et raisonnerait en termes de partage global de l’information via des plateformes de blogs locaux, d’innovations à essaimer et d’open source : « Cette génération, extrêmement consciente, prône l’effort collectif – chiffres à l’appui, ils sont près de quatre sur cinq à considérer qu’ils ne pourront pas s’en sortir sans solidarité ». Cette description des « post-Millenials » correspond à certaines réalités de l’expérience. On peut par exemple mentionner des initiatives telles que le Blogdemadagascar, dont le Mondoblog de RFI relaie les contenus. La plateforme a une section « Wake Up », qui incarne un bouillonnement de la société civile, avec des codeurs, « CoderDojo », des incubateurs « Habaka, Incubons » des initiatives numériques et solidaires, ou encore une radio que l’on peut écouter aussi bien assis dans un taxibé malgache qu’avec son smartphone en pédalant sur son Vélib à Paris. Reste que le récit livré par « Génération what » porte implicitement l’affirmation, discutable, selon laquelle la dernière génération de « digital natives » est en train d’inventer des usages du numérique qui contribuent au bien de l’humanité.

La « génération Z » ne peut être définie autrement que par les représentations qu’en livrent les marques et les médias : elle ne se rapporte donc pas à un fait brut démographique ou social, mais procède d’un storytelling générationnel, dans la mesure où il s’agit d’un récit raconté par les marques et les médias à des fins de communication.

À bien y regarder, ce storytelling optimiste revêt une fonction sociale. Il s’agit de créer une continuité entre les générations au moyen d’une vision téléologique, que l’on pourrait synthétiser ainsi : les « digital pionneers » (« génération X ») ont initié les divers usages de l’Internet, les « digital natives » (« génération Y ») se les sont appropriés, et ceux que l’on devra chronologiquement pouvoir nommer les « digital makers » (« génération Z ») les intègreront intuitivement à leur façon de voir le monde et de le transformer. Bien qu’elle n’existe pas comme réalité démographique ou sociale indépendante des représentations qui la prennent en charge – quand bien même celles-ci se construisent empiriquement à travers les interactions que créent les acteurs de l’économie avec les jeunes – la catégorie de « génération Z », opérante sur le plan économique et social, est pertinente. Ainsi se fabrique une nouvelle génération.

[1] Étude Ipsos reprise par TF1 publicité, avril 2016, « Millenials, Génération Z, Screenagers : les 15-24 ans ? »

[2] Dechaux, Delphine, sur Challenges.fr, « Pourquoi la génération Z va semer la pagaille dans l’entreprise ! », publié le 22 janvier 2015 http://www.challenges.fr/entreprise/pourquoi-la-generation-z-va-semer-la-zizanie-dans-l-entreprise_118598. Dernière entrée : 4 janvier 2017

[3] Émission « La Quotidienne » sur France 4, « Les Quinquados, un curieux mélange des genres », réalisée sur la base d’une étude marketing Ipsos/Balzamik consacrée aux quinquagénaires, publiée sur ipsos.fr, http://www.ipsos.fr/sites/default/files/attachments/dossier_de_presse___balsamik.pdf

[4] Extrait de l’émission « Inside Quest » du 29/10/2016, visible sur Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=hER0Qp6QJNU.

[5] Ibid.

[6] Scherer Éric, publié sur métamédia.fr, « Comment parler à la génération no bullshit », http://www.meta-media.fr/2016/11/13/comment-parler-a-la-generation-no-bullshit.html13/112016. Dernière entrée : 31/12/2016.

[7] « Génération What » est une grande enquête réalisée par France Télévisions, Upian et Yami 2, et qui dresse le portrait des 18-34 ans partout à travers l’Europe et la France depuis 2013 ; enquête publiée sur France Télévisions, http://generation-what.francetv.fr .