« Dior et moi » : film de marque et film de cinéma

par David Nieto
diplômé du Master Médias, Innovation et création du CELSA
juin 2016

Dans quelle mesure les marques s’approprient-elles des modes de communication jusque-là réservés aux médias ? Comment une maison de haute couture parvient-elle à réaliser un film de cinéma qui ne soit pas considéré comme une simple publicité ? Ce sont les questions que s’est posé David Nieto en revenant sur cette tendance du contenu de marque.

Quelques mois seulement après sa consécration dans les salles obscures, Raf Simons démissionnait déjà. Mais l’ancien directeur artistique de Dior n’est pas le seul paradoxe du film Dior et Moi, sorti l’été 2015 dans les salles. Sur une durée classique de 89 minutes, cet OVNI cinématographique adopte un format médiatique innovant et ambigu. Ce documentaire d’immersion au cœur de l’atelier de haute couture de la maison Christian Dior est un outil de communication savamment orchestré par la maison de luxe. Nous sommes au cœur du fameux brand content : la marque est à la fois le sujet du film… et son auteur.

Revenons sur le phénomène. Mercredi 8 juillet 2015, le film documentaire Dior et moi1 sortait dans les salles de cinéma françaises. Diffusé dans plus de 17 festivals dans le monde et à l’affiche dans une vingtaine de pays, le documentaire réalisé par le jeune cinéaste Frédéric Tcheng a amassé plus de deux millions d’euros de recettes, dont trente-trois mille euros en France. Les sites de critique cinéma ont réagi positivement, avec une moyenne presse de 3,7/5 sur le site AlloCiné2 ou encore un tomatometer à 81%3.

Publicité et divertissement : une question de format
Sans être exceptionnels dans l’absolu, ces résultats sont intéressants si on les compare à ceux obtenus par d’autres productions médiatiques du même type. Avec sa Légende de Shalimar, un luxuriant court-métrage publicitaire, Guerlain avait en 2013 fait face à de vives critiques dans les salles comme dans les médias4. Son film de cinq minutes était projeté non plus avec les autres publicités liminaires à la séance, mais bien dans le noir comme un film à part entière, juste avant que le vrai film ne commence. Le court-métrage avait été perçu comme intrusif, voire profane, dans la mesure où il lui était reproché d’empiéter sur l’espace réservé au cinéma.

Or le film d’1h30 de Dior, devenu séance à lui tout seul, a su quant à lui légitimer sa présence dans les salles et rencontrer un public disposé à plonger dans son univers, pour le prix d’une place de cinéma. La critique professionnelle elle-même a en règle générale reconnu l’irréprochabilité cinématographique du produit marketing de Dior. Alors que Jérôme Garcin expliquait dans sa critique cinéma du Nouvel Observateur avoir craint « une longue pub de luxe », il ne faisait pas moins l’éloge d’un « film affectif et choral sur une œuvre collective qui naît sous nos yeux »5. « La justesse de Dior et moi tient à la mise en scène d’un travail collectif, renchérissait Clément Ghys dans Libération, à sa manière de montrer qu’il ne s’agit pas de caprices de créateur, de délire, mais de coordination entre différentes compétences »6. Le film de marque Dior et moi est donc parvenu à être considéré comme un produit culturel, intégré dans le vaste ensemble des productions culturelles de la société de divertissement.

Une stratégie de légitimation du film de marque
Opération de communication d’une ampleur nouvelle, Dior et moi marque le franchisssement d’un nouveau pas dans l’immixtion des marques de luxe dans la sphère médiatique. Dans un entretien promotionnel au Monde, le réalisateur Frédéric Tcheng expliquait que le film était bien une commande de la maison Dior : « Dior voulait donner à voir autre chose de la maison. Olivier Bialobos, directeur de la communication, a souhaité me rencontrer […]. De mon côté, je voulais faire un long-métrage pour le cinéma, pas un film promotionnel. Il en était pleinement conscient. »7

En tension entre création artistique et marketing, les marques de luxe ont depuis longtemps coutume de valoriser les talents du cinéma. Les vedettes du septième art sont souvent sollicitées pour devenir les égéries d’une ou de plusieurs marques de luxe. De même, les grands réalisateurs ont inscrit leur nom au générique de célèbres films de marque, à l’exemple de ceux réunis dans une liste AlloCiné sous le nom « Saga Chanel » : Le Loup (1998) de Luc Besson, Le Film (2003) avec Nicole Kidman et The One That I Want (2014) de Baz Luhrmann avec Gisele Bündchen, ou encore Train de nuit (2009) de Jean-Pierre Jeunet avec Audrey Tautou. Le film de marque apparaît ici comme un type de format pouvant légitimement figurer sur les sites d’information cinématographiques comme AlloCiné ou IMDb : il fait partie intégrante des filmographies des réalisateurs.

Dior et moi s’intègre donc dans un processus en passe de devenir courant. Mais avec des particularités importantes. Ce film a ainsi été conçu à destination d’un public de cinéphiles. Dans son idée de créer un film cinégénique, la marque est allée au bout de la logique cinématographique. Outre le réalisateur et les équipes techniques, Dior a fait appel à la société de production anglaise Dogwoof ainsi qu’à un distributeur indépendant, Dissidenz Films. Les producteurs et les distributeurs deviennent ainsi, pour les marques de luxe, les nouveaux talents du monde du cinéma susceptibles d’être valorisés en termes de communication.

Promotion et réglementation
Encadrée par les institutions audiovisuelles, la promotion de la marque à l’écran doit cependant respecter des conditions strictes. Réglementés par le CSA8 sur le petit écran, les programmes parrainés par une marque ne doivent mentionner leur « parrain » que de façon « ponctuelle et discrète »9 (en dehors du générique). Dans son documentaire-hommage à Marilyn Monroe, Unclaimed Baggage, Le secret de la dernière malle de Marilyn10, la marque Louis Vuitton, qui finançait le programme pour sa diffusion sur France 5, n’avait ainsi mis en scène que les ateliers de la maison – sans réellement montrer les magasins ou les produits récents de la marque. De la même façon, Le Bon Marché qui célébrait en 2012 son 160ème anniversaire avait commandé un documentaire décalé à l’agence MK2 : Catherine Deneuve Rive Gauche11, réalisé par Loïc Prigent et diffusé sur Paris Première. Il est seulement fait mention du magasin au début du programme, quand  l’actrice fait son marché à Saint-Germain-des-Prés : « Oui oui, je vais à l’épicerie du Bon Marché, bien sûr ! Oui, comment résister ? Tout est attrayant, tout est bien présenté, tout est bon… »12

Au cinéma, l’identification et la réglementation de ces contenus de marque par le CNC13 restent relativement plus souples, à l’égard d’un milieu en moins bonne santé que celui de la télévision. En cas de placement de produit trop ostensible, on recourt parfois à des révisions au montage. Mais comment déceler les scènes marketing d’un film conçu,  tourné et promu comme un film de marque ? En investissant pour la production d’un film complet, Dior a fait gagner ses lettres de noblesse à une immixtion du discours promotionnel dans le cinéma, jusqu’ici mal perçu. Le film de marque semble alors avoir réussi à s’illustrer comme un film légitime au cinéma.

Pour autant, une marque peut-elle être un producteur de contenus médiatiques comme un autre ? Comment distinguer l’art cinématographique de la communication de marque ? Cette distinction at-elle encore un sens, et lequel ? De quelle marge artistique le jeune réalisateur Frédéric Tcheng a-t-il bien pu profiter au cours du tournage et du montage de son documentaire ?

« Je savais que mon travail principal, en tant que réalisateur, nécessiterait mon indépendance de création, déclare-t-il. J’ai abordé le problème de deux manières : premièrement, en cherchant un maximum de protection légale (la loi française protégeant heureusement le droit moral des auteurs sur leur œuvre – c’est-à-dire une garantie de ma liberté créative), et deuxièmement, en communiquant aussi tôt que possible sur mon rôle de réalisateur pour éviter tout malentendu. »14

Dans sa tentative pour définir la « littérarité » d’un texte, Roland Barthes avait lui-même renoncé pour cette édifiante tautologie : « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout »15. Il entendait par là que le fait de considérer un texte comme littéraire, de le qualifier ainsi, de l’analyser et de l’enseigner au milieu d’autres œuvres littéraires était précisément ce qui lui donnait son aura littéraire.

Là où le film de Guerlain était apparu au public comme long, pesant et intrusif, celui de Dior a réussi à être accepté en tant qu’œuvre cinématographique. Produit, tourné, monté, diffusé et promu comme n’importe quel documentaire, Dior et moi est parvenu à toucher une cible de cinéphiles pour les seules qualités cinégéniques de son contenu : l’ambition médiatique semble ici réussie.

8 CSA : Conseil Supérieur de l’Audiovisuel

12 Catherine Deneuve Rive Gauche, MK2TV (2012)

13 CNC : Centre national du cinéma et de l’image animée

14 « Press Kit », Dior and I, p.4 : « But I knew that my main job as a director was to retain my creative independence. I approached it with two means: firstly by seeking maximum legal protection (the French law thankfully grants auteurs a moral right to their work, in essence guaranteeing me creative freedom), and secondly by communicating as early as possible about my direction in order to avoid any possible misunderstandings. » (Frédéric Tcheng).

15 Barthes, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.170.