Le voyage à la télévision à travers les yeux du présentateur-explorateur

par Lucie Lerat
Chercheur au GRIPIC
juin 2016

L’actuel engouement des téléspectateurs pour les « documentaires Incarnés » semble être au cœur des stratégies de programmation des chaines. En visant l’authenticité à travers le rôle du présentateur, des destinations choisies et du traitement du voyage, ces émissions ont pour vocation de répondre à la volonté du public de s’évader toujours un peu plus. Lucie Lerat revient sur ce phénomène.

Cet article a été rédigé d’après le mémoire intitulé « Le voyage à travers les yeux du présentateur-explorateur dans les documentaires incarnés » soutenu le 19 octobre 2015. La méthodologie choisie est celle d’une approche qualitative avec l’analyse sémiotique d’un corpus constitué de quatre émissions : Rendez-vous en terre inconnue [1] sur France 2, J’irai dormir chez vous [2] et Nus et culottés [3] sur France 5 ainsi que Les nouveaux explorateurs [4] sur Canal+.

Souvent décrite comme une fenêtre ouverte sur le monde, la télévision s’intéresse aux voyages et à la découverte à travers toute une palette de programmes. « Thalassa » et « Des racines et des ailes » font figure de programmes historiques, grâce à leur ancienneté et à leur pérennité. Mais, depuis une dizaine d’années, de nouveaux types d’émissions ont fait leur apparition dans le paysage audiovisuel français: « Rendez-vous en terre inconnue » sur France 2 et « J’irai dormir chez vous » sur France 5 rassemblent de nombreux téléspectateurs. Plus récemment encore, « Les nouveaux explorateurs » sur Canal + et « Nus et Culottés » sur France 5 ont vu le jour, signe de l’attrait général des chaînes pour le genre. À la frontière entre le divertissement, l’enquête et le documentaire, ces « documentaires incarnés » -– ils mettent en scène un ou plusieurs voyageurs connus –  ont pour particularité commune de parler du voyage et de l’aventure sous un angle original : le présentateur y occupe une place centrale, celle d’un voyageur découvrant une destination lointaine. Selon les émissions, la figure de voyageur s’apparente à celle d’un médiateur, d’un explorateur ou encore d’un journaliste-spécialiste.

L’intérêt et l’attachement qui semblent être portés par les téléspectateurs à ce type de programmes peuvent sembler surprenants. « Rendez-vous en terre inconnue » réunit en moyenne six millions de téléspectateurs [5]. Nous sommes donc bien loin de la fameuse « loi de proximité », selon laquelle l’information suscite l’intérêt du public en fonction de son degré de proximité, loi souvent évoquée pour comprendre les choix éditoriaux des rédactions des journaux télévisés. Les émissions étudiées seraient donc une antithèse de cette loi : bien que s’intéressant à des destinations si lointaines qu’elles sont parfois même difficiles d’accès, elles suscitent un véritable attrait de la part des téléspectateurs.

La mise en récit du voyage au service du mythe de l’authentique

Contrairement aux récits de voyages historiques, ces aventures humaines sont vécues avec l’unique finalité d’être racontées à travers un documentaire diffusé à la télévision. Ces quatre émissions, récemment ou actuellement diffusées à la télévision (Les nouveaux explorateurs étaient diffusés sur Canal+ jusqu’en novembre 2014),  réunissent les trois critères suivants : le rôle central du présentateur ou du journaliste, le choix de destinations lointaines, le traitement du thème du voyage à travers le prisme de l’aventure et de l’exploration (qui se traduit par la rencontre avec les populations locales).

Ces quatre programmes opèrent une mise en récit en partie similaire : l’équipe de production  a recours à des éléments empruntés aux grands voyages historiques – la mappemonde, le récit de voyage ou encore la figure de l’explorateur –, ce qui a pour effet recherché de conférer une certaine authenticité à ces émissions. Ce sont des programmes construits comme authentiques et visant la recherche de l’authenticité. Le concept même de ces documentaires, leur démarche initiale  consiste à exposer une idée sur le monde, à montrer une façon de voir la vie.

La mise en avant du caractère lointain et dépaysant de l’aventure vécue par le présentateur-explorateur passe par divers procédés que l’on trouve au cœur du schéma narratif : la mise en récit du voyage aller, les différences culturelles soulignées et exaltées ou encore les marqueurs temporels comme le décompte des jours. L’éloignement géographique et culturel du pays visité est particulièrement mis en évidence. Cet éloignement va de pair avec la volonté de transcrire un certain réalisme qui a pour but de conférer au voyage, une fois de plus, un caractère authentique. Cependant, ce retour à l’authentique est à nuancer en fonction des émissions. Il est très présent dans « Rendez-vous en terre inconnue », beaucoup moins dans « Les nouveaux explorateurs ». La position d’explorateur est également à relativiser dans les émissions où la pérégrination est centrale : Nans et Mouts (« Nus et culottés ») n’ont pas les caractéristiques de l’explorateur mais plutôt celles du témoin, qui cherche à faire partager sa vision du monde dans une démarche se rapprochant plus de l’expérimentation que de l’exploration.

Bien entendu, au-delà de leurs points communs, ces émissions diffèrent par bien des aspects. Sur le plan de la scénarisation, de la prise en compte du facteur imprévu propre au voyage et son intégration à la narration ou encore sur les effets de sens provoqués par les choix filmiques. Les émissions « J’irai dormir chez vous » et « Nus et culottés », où les voyageurs se filment eux-mêmes, sont particulièrement remarquables sur ce point. La recherche de proximité avec le public est visible dans les effets de sens provoqués par le rendu visuel de certains plans (tremblements, flou..) qui leur confère un caractère amateur. La mise en avant de l’imprévu est également centrale dans ces deux émissions : la pérégrination, sans travail préalable de préparation sur le terrain, entraîne des situations inattendues.

Une analyse sémiotique permet de faire ressortir l’attachement des concepteurs de ces documentaires incarnés à mettre en avant la position du présentateur-explorateur comme celle d’un « super voyageur », confronté à de « supers défis » et dont les émotions sont exaltées. C’est grâce à l’humain, aux rencontres, que toutes les difficultés affrontées par les voyageurs sont surmontées. L’Homme prend au fur et à mesure le pas sur la destination. Cette volonté de montrer des valeurs positives humaines va à l’encontre du ton habituellement adopté dans les journaux télévisés et les magazines d’information où l’Autre est plus souvent montré sous l’angle de la peur et de la méfiance. Les rencontres avec les habitants mettent en évidence les différences culturelles mais aussi les ressemblances. Cette « leçon » passe par les yeux du «présentateur-explorateur », qui renvoie le téléspectateur à sa propre condition.

Représenter l’ailleurs et le lointain, un enjeu pour les chaînes

Au-delà de l’illustration de la figure du voyageur – différente de celle de touriste [6] – la télévision choisit de s’adresser à ses téléspectateurs via le présentateur-explorateur. La dimension spirituelle du voyage, mise en avant à travers ces différents programmes, participe à leur conférer un statut particulier dans le paysage audiovisuel. Dans le cas de « Rendez-vous en terre inconnue », le programme est prolongé par la diffusion « Retour de terre inconnue » qui est programmé après chaque émission en deuxième partie de soirée. L’invité revient sur son expérience, évoque ses souvenirs et visionne des séquences « cultes » de son voyage. L’énonciation va donc au-delà de l’expérience vécue par Frédéric Lopez et son invité durant l’émission consacrée à l’aventure en elle-même. La position du présentateur-explorateur se complète à travers d’autres programmes. Ces émissions viennent justifier l’existence de la première et confirment la légitimité de l’expérience vécue.

Au-delà de leurs similitudes, ces émissions composent un ensemble constituant ainsi des marques-programmes puissantes pour les chaînes. Le fait qu’elles existent depuis plusieurs années en fait de véritables collections. Le public est invité à s’exprimer sur le Web, à travers des espaces encadrés par la chaîne (forum de discussion sur le site de France 2 pour « Rendez-vous en terre inconnue ») ou de façon autonome sur les réseaux sociaux (groupe de discussions Facebook pour les fans).

La case « documentaire évasion » serait donc très appréciée du public et considérée comme un véritable enjeu pour les chaînes, tout au long de l’année et à différents horaires. Mais en plus de faire de belles audiences, ces émissions permettraient aux chaînes, de redorer leur image et du même coup celle de la télévision. Ces documentaires ont comme caractéristiques d’être largement mis en valeur par les chaînes et diffusés à des heures de grande écoute. Ces voyageurs sont parfois même devenus des cartes de visites pour la chaîne : c’est par exemple le cas d’Antoine de Maximy, qui est régulièrement le visage des campagnes de communication de la chaîne France 5.   

Bien que Canal Plus ait décidé de déprogrammer « Les nouveaux explorateurs » de sa grille, la chaîne semble tout de même donner de l’importance à ce type de programme. Le reportage incarné semble plus que jamais d’actualité et s’appréhende comme une véritable tendance télévisuelle. La nouvelle édition du Grand Journal de la rentrée 2015 comportait ainsi une rubrique tenue par Diego Buñuel, désormais responsable des documentaires chez Canal Plus, qui présentait un reportage incarné dans lequel il se filmait dans des zones situées au cœur de l’actualité géopolitique. Et les reportages du journaliste Martin Veil pour le Petit Journal, toujours sur Canal Plus, rencontrent le succès depuis trois saisons.

Ces programmes s’inscrivent dans une tendance sociétale qui va à l’encontre du capitalisme et de la société de consommation et prône un retour à des valeurs un peu moins superficielles. Ils proposent une pause, un dépaysement temporaire, le temps d’une soirée… avant le retour à la vie moderne occidentale.

Thalassa 

Cette émission hebdomadaire a été créée en 1975 et est présentée par Georges Pernoud depuis 1980. Historiquement programmé tous les vendredis soirs sur France 3, ce magazine de découverte deviendra mensuel à partir de septembre 2016. Seule émission dédiée à l’univers maritime, elle bénéficie d’une impressionnante longévité dans le paysage audiovisuel français. Elle obtient entre 9% et 10% de part d’audience.

Des racines et des aîles

Créée en 1997 par Patrick de Carolis et Patrick Charles, ce magazine de reportages diffusé deux mercredis par mois à 20h50 peut prendre deux formes distinctes : celle du documentaire ou celle d’une émission itinérante tournée dans des lieux historiques. Son objectif est la valorisation du patrimoine régional, que ce soit en France ou à l’étranger. Longtemps présentée par Patrick de Carolis lui-même, elle est animée par Carole Gaessler depuis septembre 2014. Un record d’audience a été atteint en novembre 2008 pour l’émission spéciale consacrée aux 1300 ans du Mont Saint Michel : 5 millions de téléspectateurs étaient en effet présents au rendez-vous (soit une part d’audience de 20%). La part d’audience se situe d’ordinaire entre 12% et 15%.

Rendez-vous en terre inconnue

Créée en 2004 et présentée par Frédéric Lopez, ce programme de 100 minutes diffusé sur France 2 a pour volonté de faire découvrir aux téléspectateurs des cultures et des destinations exotiques. Cela s’effectue par le voyage d’une célébrité qui découvre la destination une fois dans l’avion. L’audience du programme est fortement corrélée à la popularité de l’invité. Ce sont par exemple 5,2 millions de téléspectateurs qui ont suivi les péripéties de Clovis Cornillac en Chine en avril 2016.

J’irai dormir chez vous

J’irai dormir chez vous est une série de documentaires de 50 minutes créée en 2004. Elle est animée par Antoine de Maximy et diffusée sur France 5. Le concept de l’émission est assez original puisqu’au cours de ses voyages le présentateur s’invite à dormir chez l’habitant avec pour but de faire partager aux téléspectateurs des tranches de vie insolites. La part d’audience est aux alentours de 5%.

Les nouveaux explorateurs

Cette émission documentaire est diffusée du lundi au vendredi à 13h05 sur Canal Plus  et ce depuis 2007. Initialement présentée par Maïtena Biranen, elle est animée par Diego Buñuel depuis 2008. A chaque épisode un animateur fait découvrir aux spectateurx un pays à travers une thématique particulière. L’animateur Fred Chesneau par exemple propose de découvrir des pays à travers leur culture culinaire.

Nus et culottés

Cette série documentaire audacieuse est diffusée sur France 5 depuis 2012. Le principe est le suivant : Nans Thomassey et Guillaume Mouton – alias Nans et Mouts – quittent un lieu sans argent ni vêtements pour rejoindre une destination à plusieurs centaines de kilomètres. Ils filment leurs aventures la caméra à l’épaule et veulent offrir une vision inattendue et alternative du voyage en 50 minutes.

[1] Rendez-vous en terre inconnue : Gérard Jugnot chez les Chipayas ; émission diffusée sur France 2 le 14 septembre 2010 à 20h50.

[2] J’irai dormir chez vous : Bolivie & Pérou ; émission diffusée sur France 5 le 30 décembre 2006 à 20h50.

[3] Nus et culottés objectif Islande ; émission diffusée sur France 5 le 1er août 2013 à 20h40, épisode 2 de la saison 2.

[4] Les nouveaux explorateurs, Diego Bunuel en Bolivie ; émission diffusée sur Canal+ le 26 octobre 2014 à 15h10.

[5] Rendez-vous en terre inconnue avec Gérard Jugnot chez les Chipayas : 6,1 millions de téléspectateurs (24,2 % de part d’audience) lors de la première diffusion le 14 septembre 2010 à 20h50 sur France 2.

[6] Urbain Jean Didier, L’idiot du voyage : histoires de touristes, Payot, 2002.