lui,

le magazine féminin pour lui

par Bertrand Horel
Directeur d’études chez think-out
cabinet d’études médias
juin 2015

En septembre 2013, quarante ans après sa création, le magazine « de charme » Lui renaît. L’occasion d’observer l’évolution de la mise en scène des femmes nues, dans un titre qui a toujours revendiqué une prétention érotique. L’analyse proposée par Bertrand Horel, directeur d’études chez Think-out, montre que ce qui a le plus changé dans Lui, c’est la publicité : la mode qui habille les corps a pris l’ascendant sur la nudité.

Ce qui surprend le plus lorsque l’on ouvre un vieux numéro du magazine Lui – celui du mois de novembre 1972, par exemple, au hasard d’un vide-grenier –, ce sont, contre toute attente, moins les photographies érotiques que les publicités. Tout a changé en quarante ans, ou presque. Dans les années 70, les textes publicitaires sont longs, techniques et explicatifs. Ils accompagnent le plus souvent des illustrations en noir et blanc, ou dessinées, parfois accompagnées des adresses des revendeurs en bas de page, on parlerait aujourd’hui d’une communication direct-to-store. Le lecteur de 2015 qui manipule un vieux numéro passe probablement plus de temps à contempler les publicités d’hier que les femmes dénudées, entre plaisir amusé de retrouver les publicités interdites depuis la loi Evin – briquets, cigarettes, alcool, voire reproduction d’armes à feu ! – et sourire gêné devant la représentation ultra-machiste des rapports hommes-femmes de certaines publicités qui pourraient donner l’illusion d’un changement total de civilisation en quelques décennies.

Quarante ans de « charme »

On y vient justement : qu’est-ce qui a véritablement changé entre le Lui vintage des années giscardiennes et le Lui d’aujourd’hui, relancé sous l’impulsion malicieuse de Frédéric Beigbeder ? Que peut nous apprendre la comparaison, à quarante ans d’intervalle, de ce magazine, sur les transformations médiatiques – l’évolution de la presse et en particulier de la presse masculine –, communicationnelles – les évolutions de la publicité –, et plus directement sur la représentation de la femme et sur les formes de l’érotisme depuis l’arrivée d’Internet notamment ?

Commençons par des chiffres. Il s’agit d’un décompte fait à la main par nos soins pour le plaisir de l’exercice, et non un comptage d’ordre scientifique :

Pour la totalité du magazine : 214 pages hier contre 218 aujourd’hui. De ce côté, l’équilibre est (à dessein ?) préservé. Mais de façon plutôt contre-intuitive, on trouve davantage de pages dédiées à la publicité dans le numéro de 1972 que dans celui de 2013, et quinze pages de moins consacrées à l’éditorial. Et on trouve quasiment deux fois plus de pages qui mettent en scène des femmes dénudées aujourd’hui qu’hier et ce hors publicité. La version Beigbeder serait-elle plus riche que celle de Filipacchi ? Le lecteur de Lui pourrait dire : « Est-ce qu’on en a plus pour notre argent ? » Évidemment, la qualité d’un magazine masculin ne pourrait se mesurer à l’aune de l’équilibre des pages entre éditorial/publicités/femmes nues, mais en l’espèce, ce critère compte peut-être plus que dans tout autre type de presse.

À y regarder de plus près, un chiffre retient l’attention : l’arrivée en masse des publicités pour la mode féminine ; quarante-deux pages au total, dont trente-deux de placement de produits. Ce glissement est intéressant puisque non seulement le nouveau Lui donne davantage de poids à la mode et au luxe, mais il construit aussi un lectorat de fait, beaucoup plus féminin.

Cette présence massive de la mode est encore plus parlante quand on cite dans l’ordre les six premiers annonceurs présents dans le numéro d’aujourd’hui : Chanel, Dior, Armani, Bulgari, BMW, Kenzo. Dans le numéro de 1972, on trouve Braun – un concessionnaire de voiture – Mix and Dry – alcool –, Bauer, Europcars et un projet immobilier. Cette métamorphose se retrouve aussi dans les pages photos érotiques, et ce à double titre : non seulement les photographes choisis sont réputés pour être des photographes de mode – Mario Sorrenti ou Terry Richardson, par exemple, travaillent pour des titres féminins – mais ces pages sont aussi l’occasion de placer des produits de ligne de haute couture ou de prêt-à-porter. Cette confusion des genres, qui n’est pas propre au titre Lui, est d’autant plus flagrante lorsque l’on compare les publicités avec les pages photos du magazine : elles sont troublantes de ressemblance, alors qu’il y a quarante ans les deux espaces étaient clairement identifiables.

Les dessous de la pub

Le phénomène est large et tendanciel. La mode dicte ses codes et son langage à toutes les formes médiatiques, y compris celles du cinéma : la grammaire visuelle des films de fiction mime désormais jusqu’à l’extrême celle de la publicité et de la mode. Depuis longtemps, les réalisateurs font leurs armes à travers la réalisation de spots publicitaires, et de plus en plus de stylistes et de couturiers travaillent à l’univers graphique et visuel des films de cinéma.

Dans le premier numéro de la nouvelle version de Lui, le 5 septembre 2013, Léa Seydoux incarne de manière exemplaire ce brouillage iconographique, en accomplissant le tour de force d’être présente dans un même numéro à la fois en qualité d’actrice, de modèle érotique et d’égérie d’une marque de prêt-à-porter dans les pages publicitaires du magazine.

La femme-objet a finalement été troquée pour la femme-porte-manteau.
En quarante ans, ce n’est pas tant la représentation de la femme qui a changé dans Lui, que le brouillage des lignes et des métiers.

La qualité d’un magazine masculin ne pourrait se mesurer à l’aune de l’équilibre des pages entre éditorial/publicités/femmes nues, mais en l’espèce, ce critère compte peut-être plus que dans tout autre type de presse.

On découvre encore plus nettement ce glissement opéré au fil du temps quand on compare les deux couvertures : dans le numéro de 1972, la femme est mise en scène, en un jeu à la fois ironique et cynique, comme servant à indiquer l’heure aux hommes. C’est la « femme-objet », encapsulée dans l’accessoire masculin fétiche par excellence : la montre-bracelet. En 2013, Léa Seydoux est représentée dans un cadre bourgeois et luxueux, en une pose graphique peu naturelle qui mime la gestuelle des mannequins de mode. La « femme-objet » a finalement été troquée pour la « femme-porte-manteau ». L’évolution n’est pas fondamentale. En quarante ans, ce n’est donc pas tant la représentation de la femme qui a changé que le brouillage des lignes et des métiers, brouillage qu’accompagnent depuis longtemps la mode et la presse féminine. Il n’est donc pas étonnant de trouver un titre beaucoup plus féminisé, notamment lorsque l’on regarde de plus près, dans le Lui d’aujourd’hui, la façon dont sont érotisés les hommes. Des hommes qui étaient complètement absents du titre quarante ans plus tôt.

L’autre grand bouleversement qui a eu lieu entre les deux époques, c’est l’arrivée d’Internet, et plus précisément, la numérisation des données, avec comme point central les appareils photos numériques branchés sur les réseaux. En substance, le magazine doit désormais répondre à cette question, que Beigbeder a plusieurs fois évoquée au moment de la promotion du lancement du magazine : « comment faire encore bander dans un magazine grand public depuis l’arrivée d’Internet ? »

Alors que Lui dans les années 70 tenait sur la promesse érotique d’un quotidien masculin fantasmé – la femme du voisin photographiée en porte-jarretelles dans sa cuisine et enfarinée par la préparation d’une belle tarte aux pommes, non sans ironie ni autodérision –, la nouvelle version joue au contraire, à première vue, aux antipodes de cet érotisme de proximité : une femme inaccessible – une star – se met à nu, dans un lieu de rêve, sous l’œil d’un grand photographe de mode. Bien loin du coup de pied dans la bien-pensance et de l’esprit gaulois contestataire assumé, Beigbeder affiche, au premier degré, un conformisme aux standards consensuels de l’érotisme « worldwide » de la mode.

Peut-être Internet a-t-il confisqué à la presse la puissance de la charge érotique de la « girl next door » et de « l’amateur-porn » ? Les clips amateurs sont les catégories les plus prisées des porn hub video ; les revench porn fleurissent – les sites où les amants éconduits mettent en ligne les photos et vidéos intimes de leurs ex-petites amies – ; les camlive, et autres blogs de sexfie ou selfesses – les selfies sexy– ont détrôné les grands sites pornographiques issus des marques-print historiques (Playboy, Hustler, etc.). La capacité des dispositifs numériques à sonder au plus profond de l’intime – au fond, le numérique n’est-il pas consubstantiellement pornographique par sa capacité à dévoiler le réel ? – n’aurait-elle pas laissé à la presse spécialisée masculine qu’une seule forme d’accès à l’érotisation de la femme, celle qui consiste à simplement feuilleter un magazine pour voir des belles photos de belles femmes qui s’amusent à se dénuder pour amuser leurs amis du cercle privilégié du showbusiness ?

Les célébrités au service de la celebrity des sites

On aurait pu le croire, si « The Fappening » [1] n’était venu rétablir l’évidence : Rihanna est bien plus un objet de scandale et (donc ?) de désir quand elle est nue sous l’appareil de son petit ami que quand elle est nue sous l’appareil de Mario Sorrenti dans Lui. Finalement, l’ironie derrière cette nouvelle mouture de Lui ne réside pas tant dans l’autodérision de la mise en scène des fantasmes populaires masculins que dans le spectacle presque cynique d’une célébrité qui, en se dénudant sur papier glacé, ne crée plus le scandale, mais vient plus prosaïquement alimenter le tag – et donc la celebrity – des plateformes porn du Web.

Beigbeder, dans l’édito du premier numéro de la nouvelle formule, disait vouloir dédier ce magazine à « ce mammifère viril et romantique, obsédé par les femmes et ami des gays » pour rompre ainsi avec le « connard d’hétérosexuel » qu’était le lecteur du Lui ancienne génération. Le défi actuel pour un éditeur est certes de réussir à installer un titre érotique grand public face à la concurrence acharnée d’Internet, mais aussi de construire un magazine dédié aux hommes dans un univers de presse dominé par les codes de la mode féminine. L’héritage irrévérencieux de la marque Lui aurait-il disparu, à l’instar du mythique poster central à détacher ? Remettre un tel goodies aurait sans doute permis à la marque de se retrouver à nouveau dans les cabines des poids-lourds ou les ateliers de garages. Mais ce sont sans doute des lieux beaucoup moins respectables qu’une table basse de salle d’attente dans un cabinet de chirurgien esthétique, où il risque de finir sa course, dans la pile des féminins.

un tag est un mot-clé qui structure l’offre des sites porno et permet à l’utilisateur de rechercher une vidéo de manière très précise selon ses goûts et ses envies. Ils fonctionnent comme des étiquettes qui renseignent sur le contenu d’une vidéo selon
différentes catégories comme les pratiques sexuelles, les types de personnages ou bien encore le scénario. Ce système d’étiquetage n’est pas propre aux sites pornographiques mais est utilisé par un grand nombre de sites Internet afin de mieux classer et répertorier les contenus hébergés. Pour les plus curieux, le classement des tags les plus recherchés sur les sites pornographiques est ici.

[1] Celebrity leaks de 2014 qui a vu plusieurs centaines d’images pornographiques d’actrices ou chanteuses internationales piratées et dévoilées sur le Web.