La théorie des « générations » n’a de sens que si on ne la simplifie pas à l’excès

par Mariagrazia Fanchi
Traduction d’Anaïs et Corinne Scipioni, adaptation de Valérie Patrin-Leclère
enseignante-chercheuse à l’OSSCOM, Institut de Recherche sur la Communication et les Médias de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan
juin 2017

La chercheuse italienne Mariagrazia Fanchi montre à la fois les avantages et les risques de la théorie des générations. Autant ce concept permet de mettre au jour des tendances mondiales liées à l’âge, autant il a pour effet de lisser et de faire perdre de vue d’autres variables essentielles, telles que le sexe et la culture locale. A travers des études consacrées à la relation des enfants italiens au cinéma, l’auteur nous rappelle qu’au sein d’une même génération les pratiques et les représentations peuvent sensiblement varier.

Le thème des générations a animé le débat académique et public des vingt dernières années en Italie. En effet, la crise des facteurs sociodémographiques traditionnels – ceux qui étaient habituellement employés pour étudier les tendances du marché –, renforcée par les transformations radicales des paysages médiatiques, a rendu nécessaire l’émergence de nouvelles variables capables de rendre compte de la complexité de ces processus culturels. Dans ce cadre, les générations ont acquis un rôle central. Parmi les nombreuses raisons qui peuvent en expliquer le succès, la plus importante est probablement la capacité du concept à recouvrir une pluralité de significations particulièrement flexibles. On peut citer l’exemple de l’emprunt quasi systématique du terme « génération » dans le domaine du marketing, ce que démontrent les chercheurs Bénédicte Boucier-Béquaert et Virginie de Banier[1]. L’idée de génération, dans la pluralité de ses acceptions et grâce à sa nature interdisciplinaire, est donc entrée massivement dans les discussions et analyses relatives aux usages des médias, et ce après leur phase de digitalisation.

On en trouve des traces indéniables dans la multiplication des étiquettes et dénominations qui servent à caractériser les différentes générations : « génération X », « Millennials » et plus récemment, « génération Z ». Les avantages liés à l’usage de la notion de « génération » se heurtent toutefois à certaines limites liées aux paramètres utilisés pour tracer le profil des différents publics concernés. Cela nous interroge quant aux types d’usage qui peuvent être faites de la théorie de générations dans l’étude des processus sociaux et des médias. Plus précisément, les définitions des « Millennials » et de la « génération Z », très présentes dans les débats public, scientifique et académique, sont technocentrées et essentiellement descriptives : la distinction entre les « Millennials » et les générations précédentes et suivantes est ainsi déterminée par l’usage des nouvelles technologies –quels types, à quelle fréquence et avec quel degré de maîtrise. Ces définitions sont aporétiques, du moins pour les experts qui soutiennent un point de vue non déterministe sur la technologie : elles ne permettent pas de rendre compte de la complexité de l’expérience médiatique, qui est à la fois un ensemble de pratiques, de significations variées, d’attentes et de valeurs symboliques complexes. De plus, l’usage de la génération comme instrument pour saisir les processus sociaux et médiatiques conduit souvent à négliger d’autres variables – socio-anthropologiques, culturelles ou sociales –, lesquelles sont tout aussi importantes pour l’analyse de la réalité.

L’usage de la génération comme instrument pour saisir les processus sociaux et médiatiques conduit souvent à négliger d’autres variables – socio-anthropologiques, culturelles ou sociales –, lesquelles sont tout aussi importantes pour l’analyse de la réalité.

Le but de la réflexion développée ici est donc de progresser dans les propositions visant à rendre l’approche des générations encore plus apte à « raconter » les phénomènes contemporains, spécialement les expériences des médias. Le point de départ est une série de recherches portant sur le visionnage de films et sur l’expérience du cinéma des jeunes Italiens, réalisées au début du millénaire[2]. Il s’agit d’études qui utilisent des méthodologies différentes, mais qui, néanmoins, ont un objectif commun : comprendre comment l’expérience du cinéma change, comment elle évolue, et ce pas seulement du point de vue des pratiques (où voit-on le film, à quelle fréquence, avec qui, en choisissant quel genre d’ouvrages, etc.) mais aussi en ce qui concerne ses significations et ses valeurs sociales et culturelles.

Etude de cas : le cinéma et les enfants en Italie

Au cours de la première décennie du nouveau millénaire, on pensait que le cinéma était voué à disparaître de la vie des jeunes : les processus de délocalisation de la consommation de cinéma en dehors de la salle semblaient dépeupler les cinémas, à commencer par les publics les plus jeunes. Les  « Millennials », habitués à consommer les contenus médiatiques à travers une pluralité d’outils et de supports, sont en effet des adeptes de la consommation domestique, qui ne les prédispose a priori pas à se déplacer en salle..

La situation italienne montre certaines typicités. Une enquête sur le rapport entre les enfants et le cinéma en 2006 révélait, par exemple, une permanence de la salle de cinéma en tant que lieu idéal de rencontre et d’expérience du contenu cinématographique du jeune public – 14 ans et moins[3]. Malgré la croissance du visionnage domestique des films, la fréquentation des salles de cinéma continuait à être considérable, ce qu’attestaient les statistiques. Invités à exprimer ce que signifie le film pour eux, près de 3000 enfants participant à la recherche ont établi une relation « essentielle » entre l’expérience du cinéma et la salle.

Ces résultats suscitent une première réflexion qui concerne à la fois les coordonnées temporelles (où et comment situer le début et la fin d’une génération ?) et le profil et la description de la génération elle-même. En ce qui concerne l’Italie, la transition de la « génération X » aux « Millennials » n’est pas claire. En prenant comme source d’analyse l’expérience de visionnage des films, nous serions même tentés de dire que la génération des « Millennials » n’a pas existé en Italie et que l’on passe directement de la « génération X » (ceux qui sont nés dans les années soixante-dix) à la « génération Z ».

Nous serions même tentés de dire que la génération des « Millennials » n’a pas existé en Italie et que l’on passe directement de la « génération X » (ceux qui sont nés dans les années soixante-dix) à la « génération Z ».

L’écart, théorisé par le débat international, entre ceux qui sont nés à l’époque numérique et ceux qui sont nés au cours des années précédentes… n’est pas si frappant. Pour renforcer la notion de génération, je crois que la première étape est de la territorialiser : les générations ont des amplitudes, des temps et des formes différentes selon les médias et selon les cadres (nationaux) où elles se trouvent.

Pour renforcer la notion de génération, je crois que la première étape est de la territorialiser : les générations ont des amplitudes, des temps et des formes différentes selon les médias et selon les cadres (nationaux) où elles se trouvent.

Le genre influe tout autant que l’âge

En 2011, constatant la croissance de la culture Web et le développement d’importantes communautés de « produsers »[4], une étude est réalisée sur les pratiques créatives des adolescents et des jeunes adultes italiens. L’enquête, nommée Participative Audiences – Twilight Saga and the Italian Young « Produsers »[5], a pour but d’examiner les pratiques créatives dans le cadre du visionnage de la saga Twilight. Un total de 1117 vidéos « user generated », publiées surtout sur YouTube, sont collectées et répertoriées. Chaque UGC est analysé à travers une approche sémiotique visant à reconnaître les éléments de continuité et de discontinuité entre les « artefacts » audiovisuels générés par les spectateurs et la saga cinématographique. L’analyse des UGC a mis en évidence quelques différences importantes imputables à la variable de genre. Les adolescentes et les jeunes femmes italiennes tendent, à idéaliser le film, alors que la plupart des jeunes hommes utilisent un style comique ou la parodie pour en parler. Les femmes préfèrent les « genres » comme la photogallery[6], le backstage[7] et le remix[8] pour réagir à la saga, tandis que les hommes privilégient le dubbing[9] et les action figures. Par ailleurs, les jeunes hommes montrent plus de compétences techniques et une meilleure capacité à se faire écouter, c’est-à-dire à provoquer le consensus, évalué ici par le nombre de I like, Comments et Sharing. Quant aux vidéos générées par les jeunes femmes, elles sont moins « populaires ». De toute évidence, le genre sexuel est un élément discriminatoire important pour comprendre le phénomène des UGC en Italie et les expériences de l’audiovisuel et des médias digitaux vécues par les jeunes femmes italiennes, qui montrent davantage de similitudes entre elles qu’avec les jeunes hommes du même âge.

Le genre sexuel est un élément discriminatoire important pour comprendre le phénomène des UGC en Italie et les expériences de l’audiovisuel et des médias digitaux vécues par les jeunes femmes italiennes, qui montrent davantage de similitudes entre elles qu’avec les jeunes hommes du même âge.

Ces résultats démontrent l’importance de prendre en compte, parallèlement à la génération, des facteurs sociaux et culturels – par exemple, le genre – qui, en Italie, sont encore perçus comme étant discriminatoires[10]. Autrement dit, la génération est seulement l’un des facteurs, un point de vue sans doute explicatif, mais pas suffisant pour décrire la complexité de la réalité. Par conséquent, il est nécessaire de rassembler plus éléments et de facteurs dans le but de mieux comprendre les processus sociaux et médiatiques.

La génération est seulement l’un des facteurs, un point de vue sans doute explicatif, mais pas suffisant pour décrire la complexité de la réalité. Par conséquent, il est nécessaire de rassembler plus éléments et de facteurs dans le but de mieux comprendre les processus sociaux et médiatiques.

La culture locale est déterminante

L’enquête de 2006 montre que pour décrire leur expérience du cinéma, les enfants font référence à la salle. Ce résultat n’était pas, a priori, si évident. : bien que la fréquence de visionnages de films en salle n’ait pas diminué par rapport aux deux décennies précédentes (au contraire, elle a même augmenté pendant les années 2010), les enfants regardent, en proportion, plus de films à la maison qu’en salle. Malgré cela, invités à raconter ce que le cinéma représente pour eux, ils font des dessins ou décrivent la salle de cinéma. Cette donnée est confirmée par les enquêtes plus récentes[11]. Si l’on observe l’expérience du cinéma de ladite « génération Z », par exemple, on peut voir que pour les enfants italiens, le visionnage des films à la maison prend des formes tout à fait semblables, modelées sur le visionnage de films en salle : les lumières tamisées, le visionnage collectif partagé avec les autres membres de la famille, la durée plus longue de la consommation, l’ensemble étant lié à la valeur festive et extraordinaire du cinéma[12]. Ces enquêtes montrent également le rôle crucial de la famille. Les familles italiennes sont en effet particulièrement actives dans le processus d’« alphabétisation aux médias »[13]. En ce qui concerne le cinéma, on peut parler d’une véritable « transmission » des règles, valeurs et significations, d’une mémoire en somme. Une série de pratiques, d’attentes et de sens modèlent le visionnage des films également à l’extérieur de la salle de cinéma.

La génération n’est pas uniforme

La notion de « génération » nous offre la possibilité de lire les phénomènes sociaux à l’échelle mondiale – ce qui est le défi que plusieurs disciplines (économie, sociologie, histoire) cherchent à relever. Cela dépend toutefois de notre capacité à reconnaître l’importance des particularités territoriales et locales de chaque génération ainsi que la complexité des facteurs en jeu. La centralité de la famille dans la société italienne – une centralité qui n’a pas que des conséquences positives – influence l’expérience du cinéma et des médias, en affectant à la fois le rapport entre les générations – ici, le rapport entre parents et enfants – et leurs caractéristiques identitaires. Les dynamiques générationnelles doivent donc être localisées et reconsidérées dans le cadre des relations – et micro-relations – entre les individus.

En conclusion, si la théorie des générations est un outil précieux, plus encore depuis que d’autres variables ont perdu leur capacité à « lire » les phénomènes sociaux, il faut éviter d’en faire une utilisation déterministe et simpliste. Il me semble particulièrement opportun, sur la question des générations et sur le thème du cinéma et de son avenir, de revenir aux propos formulés par Miriam Hansen, il y a quelques années. En discutant des méthodes permettant d’étudier le cinéma après la digitalisation, Hansen affirme : « Nous devons donner aux générations qui grandissent avec les nouvelles technologies la chance de les incorporer dans leur mémoire culturelle et, de cette façon, découvrir de nouveau et réinventer le cinéma »[14]. J’ajouterai qu’il s’agit également pour les générations de pouvoir se redécouvrir et se réinventer elles-mêmes.

[1] Bourcier-Bequaert Bénédicte, de Barnier Virginie, « Toward a Larger Framework of the Generation Concept in Marketing », in Synthesis. Recherche et applications en Marketing, vol. 25, n° 3, 2010, p. 115-134.

[2] Pour une définition de l’« expérience cinématographique » à l’époque des médias digitaux et du processus de « relocation » de la vision du film, voir Casetti Francesco, The Lumière Galaxy. Seven Key Words for the Cinema to Come, Columbia University Press, 2015.

[3] Je me réfère à une vaste étude réalisée en 2006 : First Digital Natives Generation’s Cinema Experience. L’étude avait pour but d’analyser l’expérience du cinéma des enfants de 2 à 14 ans. 2789 entretiens furent collectés, dont 2038 comprenaient aussi un petit exercice créatif : pour exprimer ce que représentait le cinéma pour les enfants, on demandait à ces derniers de créer un dessin, une brève histoire ou une bande dessinée. Voir Fanchi Mariagrazia, « Cinema Natives. Il cinema nelle pratiche e nell’immaginario degli spettatori con meno di 14 anni », in Cardone Lucia, Lishci Sandra (sous la direction de), Sguardi differenti, ETS, 2014, p. 361-370.

[4] Bruns Axel, Blogs, Wikipedia, Second Life, and Beyond: From Production to Produsage, Peter Lang, 2008. Le terme « produser » est utilisé par Axel Bruns pour décrire la fusion entre production et consommation.

[5] Fanchi Mariagrazia, « Twilight e l’alba del produsage », in Imago. Studi di cinema e media, VI, n°12, 2015, p. 63-76.

[6] « Photogallery » désigne un montage vidéo fait à partir de photographies ou de captures tirées d’un film et accompagnées par des sons ou une musique extra-diégétiques.

[7] « Backstage » renvoie à tout ce qui concerne les coulisses de la production d’un film ou d’un clip musical (photos, vidéos…).

[8] L’expression « remix » fait référence au montage d’une ou de plusieurs séquences d’un film, accompagnées de sons ou de musique extra-diégétiques.

[9] « Dubbing » désigne l’action de sous-titrer une ou plusieurs séquences d’un film.

[10] Il faut dire qu’une différence semblable avait également émané de l’enquête de 2006 sur les enfants. Dans cette étude, les garçons de moins de 14 ans montraient beaucoup d’intérêt pour les aspects techniques du visionnage (comme la qualité des images, la qualité et l’intensité du son, etc.). Au contraire, les filles montraient une très grande attention pour les volets « relationnels » du cinéma : par exemple, le fait de partager le visionnage d’un film avec leurs proches.

[11] On fait référence ici à un ensemble d’analyses conduites sur la « génération Z » par plusieurs chercheurs, de 2015 à aujourd’hui : il s’agit d’entretiens, d’observations participantes et d’une ré-édition d’une enquête menée en 2006, visant à situer les expériences médiatiques des plus jeunes par rapport aux générations précédentes.

[12] Voir, par exemple, Mascheroni Giovanna, Micheli Marina et Milesi Daniele, Young Children (0-8) and Digital Technology: The National Report – Italy (http://centridiricerca.unicatt.it/osscom_2232.html).

[13] cf http://netchildrengomobile.eu/reports/.

[14] Hansen Miriam, « Max Ophuls and the Instant Messaging. Reframing Cinema and Publicness », in Koch Gertrud, Panternburg Volker, Rothöler Simon (sous la direction de), Screen Dymamics. Mapping the Borders of Cinema, Synema Publikationen, 2012, p. 29.

Pour aller plus loin : 

Les études sur les générations en Italie

Dans le domaine des études sur les médias, des dizaines de publications italiennes ont mis l’accent sur l’évolution des goûts et la transformation des pratiques de la consommation par les nouvelles générations. Voir par exemple : Aroldi Piermarco, Colombo Fausto Le età della tv. Indagini su quattro generazioni di spettatori italiani (Vita e Pensiero, 2003) ; Scifo Barbara, Culture Mobili. Ricerche sull’adozione giovanile della telefonia (Vita e Pensiero, 2005) ; Spaziante Lucio, Dai beat alla generazione dell’ipod : le culture musicali giovanili (Carocci, 2010) ; Teti Marco, Generazione Goldrake : l’animazione giapponese e le culture giovanili degli anni Ottanta (Mimesis, 2011) et Mascheroni Giovanna, I ragazzi e la rete. La ricerca EU Kids Online e il caso italiano (La Scuola, 2012).

Le concept de génération a aussi abondamment été utilisé dans les études sur la consommation et le marché en général cf. Capuzzo Paolo, Genere, generazione e consumi: l’Italia degli anni Sessanta (Carocci, 2003) ; sur l’identité nationale cf. Bontempi Marco, Generazione Erasmus? L’identità europea tra vissuto e istituzioni (Firenze University Press, 2008) ; sur la migration cf. Leonini Luisa, Rebughini Paola, Legami di nuova generazione: relazioni familiari e pratiche di consumo tra i giovani discendenti di migranti (Il Mulino, 2010) ; sur les politiques sociales et du travail cf. Boldizonni Daniele, Sala Maria Elena, Generazione Y: i surfisti nella rete e il mondo del lavoro (Guerini e associati, 2009) ; Capeci Federico, Generazione 2.0 : chi sono, cosa vogliono, come dialogare con loro (Franco Angeli, 2014) et sur la famille et ses dynamiques cf. Varriale Cosimo, Generazione digitale. La nebulosa in transizione (Liguori, 2011).