Ces « générations digitales » qu’on aime montrer du doigt

par Olivier Le Deuff
chercheur au laboratoire MICA (Médiation, Information, Communication, Art), à l’Université Bordeaux Montaigne
juin 2017

Appartenir aux nouvelles générations serait synonyme d’être un as des nouvelles technologies ? Olivier Le Deuff discute cette idée reçue. On peut être digital native  et pour autant ignorer beaucoup d’aspects techniques et culturels d’internet notamment dans l’accès à l’information et au savoir.

Les discours enchantés sur les digital natives persistent malgré les travaux de recherche qui démontrent l’illusion d’une génération compétente avec les environnements informatiques. Je veux montrer ici les enjeux de formation actuels pour donner aux nouvelles générations les moyens de pouvoir s’épanouir et d’envisager le renouvellement de nos sociétés. Cet article s’appuie sur des années d’expérience en tant que professeur-documentaliste puis en tant qu’enseignant en IUT dans une formation (Information numérique dans les organisations) qui a placé le numérique au centre des contenus d’enseignement. À cette position de praticien viennent s’ajouter des travaux de recherche sur les jeunes générations et leur relation aux environnements numériques[1].

Au-delà des apparences, il n’y a pas de natifs du numérique

Les natifs du numérique n’existent pas, et ce pour deux raisons principales :

– La première raison résulte de la confusion entre une génération qui utilise et apprécie majoritairement des outils connectés et la réelle maîtrise que cela suppose. Le développement des interfaces graphiques de plus en plus conviviales accroît l’impression de facilité d’usage en dissimulant la complexité de l’infrastructure technique.

– La seconde confusion provient d’une analyse qui ne va pas au-delà des apparences et qui véhicule au final l’idée que la génération qualifiée de « Petite Poucette » par Michel Serres pourrait accéder à de nouvelles formes de connaissances du fait d’une accessibilité instantanée à l’information. La nécessité de mémoriser deviendrait secondaire. Dès lors se produirait une division entre de nouvelles générations connectées rejetant les supports les plus anciens et d’anciennes générations se retrouvant dans des situations d’exclusion du fait d’une incompréhension du monde actuel.

L’ouvrage de Michel Serres, qui a dépassé les deux cent mille ventes, contribue en effet grandement à cette confusion : « Petite Poucette cherche et trouve le savoir dans sa machine. D’accès rarissime, ce savoir ne s’offrait naguère que morcelé, découpé, dépecé. Page après page, des classifications savantes distribuaient à chaque discipline sa part, sa section, ses locaux, ses labos, sa tranche de bibliothèque, ses crédits, ses porte-voix et leur corporatisme. Le savoir se divisait en sectes. Ainsi le réel en éclats volait-il »[2]. La vision positiviste de Michel Serres repose sur l’illusion que les outils connectés servent à consulter de l’information et à accéder à des savoirs. Or, ce n’est pas le cas majoritairement. Les dispositifs digitaux sont des espaces de communication et d’échange mais pas nécessairement d’échanges de savoirs. Au contraire, les dispositifs du web ne facilitent guère le travail studieux, au point de miner l’attention profonde[3].

L’autonomie apparente du fait d’une activité sur une machine ne signifie pas qu’il y a une réelle compréhension des mécanismes à l’œuvre. Les discours du consultant américain en éducation Prensky[4] sur les digital natives cultivaient l’idée de rupture générationnelle avec l’arrivée de jeunes générations très nombreuses au niveau international et donc à même de devenir la nouvelle génération décisive après la domination des baby-boomers. Prensky poussait la tension jusqu’à qualifier toutes les personnes nées après 1983 de digital immigrants car elles avaient été formées essentiellement dans des environnements issus du papier. Pourtant, un regard historique suffit pour rappeler que les digital immigrants sont les créateurs de ces nouveaux environnements. Les pionniers de l’Internet et du Web sont d’ailleurs majoritairement des seniors désormais – par exemple Vinton Cerf, le co-inventeur du protocole TCP/IP, a aujourd’hui soixante-treize ans. Le discours de la rupture générationnelle de Prensky avait des conséquences éducatives en opposant de jeunes apprenants à des enseignants dépassés par les technologies du numérique. La situation est cependant bien plus complexe et on trouve des béotiens du digital dans toutes les générations et parfois davantage dans les plus jeunes que dans celles qui ont pu expérimenter les évolutions successives des différents environnements.

L’autonomie apparente du fait d’une activité sur une machine ne signifie pas qu’il y a une réelle compréhension des mécanismes à l’œuvre.

Y a-t-il vraiment des générations digitales ?

Le discours sur les digital natives masque la réalité des « naïfs du digital » qui ignorent de nombreux aspects techniques et des présupposés dans la somme des outils qu’ils utilisent et mobilisent au quotidien. Par exemple, peu de jeunes usagers connaissent les bases du fonctionnement des architectures réseau, l’histoire et la distinction entre l’Internet et le Web ainsi que le fonctionnement du moteur de recherche Google. Ces confusions relatives à la compréhension des usages entraînent des difficultés dans l’appréhension des besoins de formation. L’apprentissage nécessaire n’est donc pas clairement entrevu et s’avère souvent victime de plusieurs formes de réduction quant à sa portée et aux moyens à mettre en œuvre pour sa transmission :

– La première réduction consiste à considérer que les jeunes générations apprennent par imprégnation, comme par magie, tellement la fréquence d’utilisation finirait par produire un apprentissage sans contrainte. Cette vision permet aux industriels d’espérer doper les ventes d’équipements informatiques à la fois à l’école et à la maison. Cela conduit parfois à réduire les plans de développement à un investissement massif dans les technologies plutôt que dans l’apprentissage.

– La seconde réduction est celle qui assimile numérique et informatique, ce qui conduit certains lobbies industriels informatiques et associations (comme l’EPI) à prôner un apprentissage du code à l’école. Sans être pour autant à rejeter, l’apprentissage du code ne peut suffire à une formation au numérique de qualité. Ici, il est probable qu’une des pistes opportunes en France est d’opérer une distinction entre numérique et digital[5].

Le discours sur les digital natives masque la réalité des « naïfs du digital » qui ignorent de nombreux aspects techniques et des présupposés dans la somme des outils qu’ils utilisent et mobilisent au quotidien. 

Des générations désignées ?

J’emploie à dessein ici l’adjectif « désignées ». Cette désignation nous rappelle que la jeunesse est traditionnellement montrée du doigt du fait d’un comportement jugé non conforme ou inquiétant pour l’avenir de la société. Les critiques actuelles[6] portent sur leurs capacités à savoir travailler efficacement, voire à vouloir réellement travailler. Inévitablement, les nouvelles méthodes de travail conduisent effectivement à des tensions générationnelles et parfois entre des générations parfois peu séparées en âge. À l’inverse, dans ce discours de la désignation, des acteurs industriels voient des motifs d’espoir voire de louanges, au point de faire croire qu’il y aurait un destin commun, une volonté de rupture avec les anciens modes de fonctionnement qui conduiraient les plus jeunes à rechercher une indépendance plus grande en matière de travail… ce qui permet aussi de justifier les transformations en matière d’emploi qui amènent à une diminution progressive du salariat pour davantage de travailleurs indépendants. Or cette situation n’est pas nécessairement un choix, mais parfois une contrainte imposée. La situation apparaît contrastée et complexe : un travailleur indépendant n’est pas nécessairement indépendant de toute nouvelle forme de hiérarchie.

Le vocabulaire de la désignation renvoie également au design informationnel et aux méthodes qui consistent à améliorer l’expérience utilisateur. Les outils sont optimisés la plupart du temps pour réaliser des captations d’attention ainsi que des captations d’information et de données, et donc de valeur, ce qui permet aux industries du Web de monétiser leur service au maximum. Dès lors, les jeunes générations sont ainsi quelque peu formatées voire déformées par les interfaces digitales, et ce d’autant que les contraintes inscrites dans les logiciels peuvent limiter l’innovation et les réelles possibilités d’expression. Des effets mimétiques[7] conduisent à reproduire des cadres de pensée ou d’expression utilisées par d’autres, notamment ceux qui ont su capter l’attention pour obtenir un relatif succès. Par conséquent, la déformation ici est une logique conformiste qui consiste à ressembler aux autres pour mieux s’intégrer. L’enjeu pour les jeunes générations est souvent de développer des sociabilités de proximité qui permettent de renforcer le réseau local et d’ajouter par la suite d’autres relations qui donnent accès à des formes de valorisation personnelle. Ces aspects mis en avant par les travaux de Danah Boyd[8] se maintiennent au fur et à mesure des nouveaux dispositifs et usages. La chercheuse américaine a notamment montré que l’étude des publics adolescents permet de mieux comprendre les technologies et qu’il ne faut pas céder à des observations simplistes alors que la réalité démontre une grande complexité et une forte hétérogénéité dans les pratiques numériques et médiatiques des jeunes générations[9].

L’enjeu pour les jeunes générations est souvent de développer des sociabilités de proximité qui permettent de renforcer le réseau local et d’ajouter par la suite d’autres relations qui donnent accès à des formes de valorisation personnelle.

La succession très rapide de modes générationnelles peut expliquer que les usages d’un lycéen de seize ans peuvent fortement différer de ceux d’un étudiant de dix-huit ans : certains utiliseront davantage Snapchat qu’Instagram par exemple. Or, l’enjeu est de percevoir ici les similitudes intergénérationnelles pour mieux pouvoir envisager des éléments de formations durables. Il convient de mieux comprendre l’évolution dans les manières de rechercher et d’évaluer l’information, les manières de communiquer avec les différents types de médias, les éventuelles évolutions dans les manières de travailler à plusieurs. Dans ce cadre, la piste de la translittératie[10] apparaît opportune en se plaçant dans une continuité plutôt que dans une rupture et en considérant que des compétences de lecture, écriture et d’interactions peuvent passer d’un support à l’autre, sans qu’il y ait besoin de tout réapprendre.

Constituer une documentation au lieu de décréter ce que sont les générations digitales

Si la désignation repose souvent sur des jugements de valeur, il apparaît opportun de chercher surtout à démontrer et à analyser plus finement quelles sont les pratiques des jeunes publics via des travaux scientifiques reposant sur une observation des productions documentaires. Cela implique des études longitudinales sur les usages, mais également des travaux qui dépassent les usages de base pour mieux comprendre les compétences et savoirs qui se transmettent et se construisent, et donc les meilleures façons de les envisager dans la sphère scolaire classique ainsi que dans les espaces d’apprentissages nouveaux qui sont accessibles notamment sur le Web[11].

Cette logique de la démonstration passe également par la production et la diffusion de réalisations qui soient accessibles pour attester des compétences développées. Si les diplômes vont conserver une relative importance, leur validité ou au contraire leur absence chez les jeunes générations devront être mises nécessairement en balance avec les preuves des compétences avancées. Par conséquent, de nouvelles logiques documentaires sont à l’œuvre avec des réagencements tant institutionnels qu’organisationnels pour comprendre quels vont être les mécanismes de reconnaissance et de validité des compétences et des connaissances. Les générations digitales construisent de façon précoce une documentation d’elles-mêmes, parfois sans en être véritablement conscientes. Cela marque une évolution de la documentalité[12] avec une production de diverses réalisations visibles sur le web, qui peuvent être parfois futiles ou éphémères mais qui peuvent également s’avérer la preuve d’un savoir-faire.

La documentalité est définie par le philosophe Maurizio Ferraris comme l’inscription d’actes et d’intentions qui peuvent être alors transmis et mémorisés. Il nous semble que dans ce cadre les différentes productions documentaires sur des espaces numériques constituent d’importantes pistes d’études en matière de recherche. Il s’agit aussi d’une piste opportune au niveau pédagogique afin d’inciter à la mise en ligne de productions valorisantes et qui démontrent des compétences. Par conséquent, l’enjeu des générations digitales est d’éviter de demeurer sur des logiques impulsives dirigées par des perspectives commerciales qui cherchent à capter l’attention et à susciter l’impulsion de la réaction par l’achat ou la mise à disposition de données par un simple like[13]. Il s’agit à l’inverse de se replacer dans l’indexation des connaissances plutôt que dans les mécanismes de l’indexation des existences[14]. La meilleure piste pour ces jeunes « générations digitales » réside dans leurs capacités à montrer ce qu’elles sont vraiment afin de dépasser la série de clichés dont elles peuvent être victimes.

Par conséquent, l’enjeu des générations digitales est d’éviter de demeurer sur des logiques impulsives dirigées par des perspectives commerciales qui cherchent à capter l’attention et à susciter l’impulsion de la réaction par l’achat ou la mise à disposition de données par un simple like.

Digital ou numérique ?

« Digital » est parfois dénigré du fait d’une utilisation marketing très actuelle, notamment dans le vocabulaire de la transformation digitale des entreprises. Le mot est aussi critiqué car il serait une mauvaise traduction de l’anglais. « Digital » présente néanmoins plusieurs atouts. Il s’agit plus d’un latinisme que d’un anglicisme, le rapport au doigt étant d’ailleurs un atout qui rappelle que l’on comptait d’abord sur ses doigts et que l’index a été l’instrument de la désignation et de l’indexation, ce qui élargit la perspective historique du mouvement actuel des humanités digitales[15]. Le digital rappelle également l’importance du corps dans la relation aux différentes interfaces. Il permet d’aller au-delà de la séparation réel/virtuel pour mieux interroger la place de la technique dans nos cultures et sociétés. Il s’agit de considérer la technique comme un pharmakon, tantôt remède, tantôt poison, tout en dépassant l’opposition technophile/technophobe. C’est dans ce contexte qu’il nous semble plus opportun d’évoquer des générations digitales avec toute la richesse et complexité qui résultent de l’adjectif « digital »[16].

[1] Le Deuff Olivier, La formation aux cultures numériques, FYP Éditions, Limoges, 2012.

[2] Serres Michel, Petite Poucette, Éditions le Pommier, Paris, 2012.

[3] Carr Nicholas G, Internet rend-il bête ? réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Robert Laffont, Paris, 2011.

[4] Prensky Marc, « Digital Natives, digital immigrants » in On the Horizon, NCB University Press, vol. 9 n°5, 2001.

[5] Voir encadré.

[6] Les articles sur la relation des générations Y au travail sont fréquents dans la presse. On peut citer cet article de Clémence Boyer, « Pourquoi la génération Y est malheureuse au travail » publié le 5 janvier 2017 dans Les Echos.

[7] Sperber Dan, La Contagion Des Idées, Odile Jacob, Paris, 1996.

[8] Boyd Danah, « Accéder à l’information dans un monde interconnecté », traduction de l’article « Information Access in a Networked World », Palo Alto, 2008.

[9] Cordier Anne, Grandir connectés : les adolescents et la recherche d’information, Éditions C & F, Caen, 2015.

[10] Thomas Sue, « Transliteracy : Crossing Divides » in First Monday, Volume 12, n° 12-3, 2007.

[11] Dans ce cadre, on peut citer le projet ANRTranslit (« La translittératie comme horizon de convergence des littératies médiatiques, info-documentaires et informatiques »),

[12] Ferraris Maurizio et Richard Davies, Documentality: why it is necessary to leave traces, Fordham University Press, New-York, 2013.

[13] Le Deuff Olivier, Du tag au like : la pratique des folksonomies pour améliorer ses méthodes d’organisation de l’information, Limoges, FYP Éditions, Limoges, 2012.

[14] Le Deuff Olivier, « Utopies documentaires : de l’indexation des connaissances à l’indexation des existences », in Communication et organisation, N°48, 2015, p. 93-106.

[15] Le Deuff Olivier, Le temps des humanités digitales, FYP Éditions, Limoges, 2014.

[16] Le Deuff Olivier, sur guidedesegares.info, « 10 raisons de préférer digital à numérique », publié le 3 février 2016.