Quand les médias apaisent les crises qu’ils attisent, le tourisme en Grèce en temps de crise et son traitement médiatique

par Hécate Vergopoulos
juin 2016

Hécate Vergopoulos, maitre de conférences au CELSA, revient pour Effeuillage sur le traitement médiatique de la crise économique et sociale frappant la Grèce depuis 2010. Les médias internationaux ont largement relayé la crise grecque et contribue à deplacer le débat vers des questions d’ordre éthique, ce faisant, ils ont dépassé et repensé leur rôle informationnel.

Depuis 2010, la Grèce traverse une crise économique, sociale et politique sans précédent. Fortement dépendante des revenus du tourisme, chaque couverture médiatique de son actualité à l’échelle internationale est dès lors d’une importance cruciale puisque chacune d’entre elles, vue de l’étranger, semble participer à la construction de l’image du pays. La presse l’a récemment compris, s’adressant de plus en plus volontiers et ouvertement à un groupe de lecteurs spécifique – les touristes – et s’attribuant un rôle d’arbitre éthique dans les questions que pose le tourisme en terre et en temps de crise.

L’état des lieux

Les crises économiques, expliquent Emmanuël Souchier et Caroline Marti (2009 : 51), ont ceci de particulier : elles sont aussi des êtres de discours. Cette définition n’a aucunement pour fonction de nier l’existence et la résistance de certains faits propres aux économies en déroute. Elle entend seulement faire prendre la mesure du caractère performatif d’un phénomène de dénotation : un marasme économique peut sévir, s’il n’est désigné comme « crise » et si cette désignation ne fait pas l’objet d’un consensus, il ne peut être réifié, objectivement, en « crise » et enclencher ainsi des mécanismes institutionnels – économiques et politiques – spécifiques. En somme, « la crise » est aussi un fait de langage dont la spécificité est de venir qualifier un certain état de l’économie qu’il convient de contrarier.

C’est en 2010 que l’économie grecque a été identifiée et désignée comme « une économie en crise ». Cet acte de baptême faisait suite à une série d’événements tels que la dévaluation de la note grecque par les agences de notation en réponse à l’annonce du déficit réel des comptes publics – il n’était pas de 6% du PIB comme annoncé pour l’année 2009, mais bien de 12,7% –, ou encore tels que l’appel à l’aide européenne du premier ministre de l’époque, George Papandréou, qui déclencha la politique dite « d’austérité ».

Cinq ans plus tard, selon les dires du FMI, la situation est telle qu’il est finalement bien compliqué de distinguer la crise et les effets de sa cure. Ainsi, aujourd’hui en Grèce – et en vrac –, après deux grandes vagues de réformes, plus d’un quart de la population active est au chômage (dont presque deux jeunes sur trois) ; 35% des Grecs vivent en dessous du seuil de pauvreté ; entre 2009 et 2015, 551 Grecs ont mis fin à leur jour en réponse à la politique d’austérité ; depuis 2010, 200 000 Grecs de moins de 35 ans sont partis vivre à l’étranger si bien qu’on ne compte plus, à travers le territoire, les immeubles laissés à l’abandon.

Cette Grèce, qui semble cauchemardesque dès qu’on en aligne les statistiques et les chiffres, doit pourtant apprendre à composer avec une certaine forme de légèreté. C’est que l’économie y repose pour une part non négligeable sur le tourisme. Selon l’office hellénique de la statistique, ELSTAT, il aurait même atteint près de 14% du PIB en 2015. Il s’agit dès lors de parvenir à concilier d’un côté le contexte social, économique et politique qui meurtrit le pays de ses profondes saignées et de l’autre, le délassement, la récréation et la délectation qu’exige le tourisme.

L’inquiétude des touristes

Les institutions publiques en charge de la promotion de la destination grecque ont fait le choix – discutable – de s’adresser aux touristes en leurs affirmant que la crise leur demeurerait invisible une fois sur place. Rappelons ainsi que les campagnes lancées en 2012 affichaient des slogans explicites : « Greek sun. Not in crisis. », « Greek sea. Not in crisis. »… Les touristes, de leur côté, n’en demeuraient pas moins inquiets. Depuis 2010, sur le web, ils se demandaient en effet si la destination était « sûre » et s’ils ne risquaient rien en y passant leurs vacances estivales. C’est que les médias donnaient à voir un pays en proie à la plus grande agitation politique : instabilité gouvernementale, mais encore soulèvements populaires et manifestations violentes et récurrentes.

Après 2012, une fois que les révolutions arabes ont détourné les touristes de certaines rives méditerranéennes considérées comme « trop dangereuses » et que la Grèce est dès lors arrivée à saturation à l’été 2013, les inquiétudes des touristes ont commencé à virer de bord. C’est que le parti dit « de la gauche radicale », Syriza, celui qui depuis a accédé au pouvoir, faisait campagne sur deux grands fronts : le premier consistait à dire qu’il négocierait la dette et mettrait fin aux politiques d’austérité ; le second, qui justifiait pleinement le premier, consistait à mettre en évidence et faire reconnaître par la communauté internationale la dimension humanitaire de la crise. Dans La Bible noire du mémorandum rendue publique en décembre 2013, le leader du parti aujourd’hui premier ministre, Alexis Tsipras, expliquait ainsi : « Les mécanismes et politiques de règlement de la dette promus par les gouvernements grecs successifs ainsi que par la Troïka ont sérieusement mis à l’épreuve les engagements de l’Etat relatifs à l’amélioration des standards en faveur des droits humains et à l’éradication de toute forme d’abus. Sur la question des droits de l’homme, la Grèce est en train de faire un grand pas en arrière, puisque le poids de l’ajustement n’a pas été équitablement partagé sur l’ensemble de la société grecque »[1]. Cette crise, en tant qu’elle était dorénavant qualifiée d’humanitaire, a largement été relayée par les médias à l’international.[2]

En conséquence, pour les touristes, il ne s’agissait plus de savoir si la Grèce était une destination « sûre », mais de savoir s’il était ou non de bon ton de s’y rendre. « Est-ce indécent de partir en vacances en Grèce ? », se demandait une internaute en mai 2014, ajoutant : « Je me sent [sic] gênée par rapport aux Grecs qui traversent des moments difficiles et qui pourraient être frustrés de voir des touristes qui ne dépensent pas plus ». A peine quelques heures plus tard, une autre internaute répondait : « Je ne vois pas en quoi voyager dan un pays fût-il en crise est indécent ; l’indécence est liée à un comportement dans une situation donnée, par exemple pour un touriste de dérouler tranquillement sa serviette sur le sable après le passage du tsunami, pendant que les autochtones recherchent désespérément l’un des leurs »[3].

En somme, le questionnement sécuritaire avait laissé place à un questionnement éthique. Ce faisant, les touristes semblaient renouer avec les inquiétudes de ce tourisme dit « noir » ou « macabre » qui les conduit sur les traces des catastrophes naturelles (Katrina à la Nouvelle-Orléans) ou technologiques (Fukushima au Japon et Tchernobyl en Ukraine) et qui semble capable d’opérer la transformation des misères et des souffrances humaines (comme dans les favelas brésiliennes ou les township sud-africains que l’on visite en « tour groups ») en délectables culturels.

La réponse des médias

L’industrie du tourisme est restée sourde et muette face à ces questionnements des touristes. Le Routard, le Lonely Planet et d’autres, réitérant les mêmes vieilles logiques touristiques qui consistent à prendre la mesure des bénéfices (culturels) sur l’étalon des coûts (pratiques), ne sont parvenus à concevoir la crise que selon deux paradigmes seulement, à savoir celui du (dés)agrément culturel et celui du (dés)avantage pratique. On expliquait ainsi aux touristes qu’avec la crise, les Grecs – abattus – se rendent dans des restaurants chantants pour y clamer collectivement leurs malheurs et déboires et que ce spectacle « vaut le détour » au titre de curiosité ethnique, ou encore qu’avec la crise, aucune certitude touristique n’est à l’abri de se voir ébranlée puisqu’il est particulièrement difficile de prévoir les horaires et la fréquence des moyens de transport (rapport aux licenciements massifs).

Ce sont finalement les médias qui s’y sont collés et qui ont pris en charge cette inquiétude éthique des touristes. La presse internationale a dès la fin du mois de juin 2015 multiplié les articles se proposant de répondre aux questions de ces consommateurs voyageurs : le Huffington Post titrait ainsi « What it’s Like to Be a Tourist in Crisis-Stricken Greece »[4]; le Seattle Times, de son côté, se demandait « Visiting Greece: Delay or go amid Ongoing Economic Drama? »[5]; pendant que le Los Angeles Times proposait six éléments de réponse à cette dernière question : « If You Are Going to Greece, 6 Things You Need to Know Right Now »[6].
Cette série d’articles faisait suite à l’annonce du 28 juin 2015 : le premier ministre grec déclarait alors qu’il avait mis en place un contrôle des capitaux bancaires visant à enrayer la fuite des dépôts à l’heure où les négociations entre la Grèce et ses créanciers tournaient au vinaigre. La presse internationale s’adressa alors directement à ces lecteurs/touristes qui avaient planifié de partir en Grèce à l’occasion de leurs vacances estivales pour les rassurer: non, ce contrôle des capitaux ne les concernait pas puisqu’il ne serait appliqué qu’aux détenteurs de carte de crédit hellènes. Les articles en profitaient alors pour embrayer sur la question éthique. Le Los Angeles Times intitulait ainsi de manière univoque un chapitre de son article « Soutenir la Grèce » pendant que le Huffington Post expliquait : « Les Grecs ont besoin du tourisme. L’industrie touristique représente un cinquième du PIB de ce pays dont l’avenir ne tient qu’à un fil »[7]. Ils s’engageaient ainsi sur une drôle de voie : celle de l’apaisement des inquiétudes éthiques des touristes et celle de l’arbitrage, là encore éthique, du sens de la consommation puisqu’ils proposaient de considérer que le pouvoir d’achat des touristes était aussi un plein pouvoir de cession économique. En venant en Grèce, il ne s’agissait pas de se délecter de la misère de l’autre (comme le propose le tourisme macabre), mais de profiter d’un brin de soleil méditerranéen tout en soutenant une économie asphyxiée. Bref, tous y trouveraient leur compte : les touristes qui pourraient se délasser et les locaux qui, mis au travail, retrouveraient un peu de leur vitalité économique.

Finalement, après avoir été les chantres de ce que le consultant en communication publique Mehran Khalili appelle le « crisis porn » (à savoir la production – et la compulsion – massive d’images misérabilistes de la crise en Grèce), les médias semblent avoir repensé leur rôle informationnel : s’il a consisté, à un moment, à alerter sur la situation cauchemardesque que vivent les Grecs au quotidien, il est aujourd’hui question d’inviter les touristes à concevoir la consommation qu’ils initient une fois sur place comme un acte quasi-citoyen. Ce faisant, les médias s’attribuent et occupent le rôle de celui qui apaise les inquiétudes éthiques de ces touristes auxquels l’industrie qui leur est dédiée n’a, du moins pour le moment, aucune réponse à apporter.

[1]  » Debt resolution mechanisms and policies promoted by the successive Greek governments and Troika have seriously tested State’s commitment to raising human rights standards and stamping out abuses wherever they occur. Greece is stepping back from human rights. The burden of adjustment was not at all shared equally across the Greek society », cf.: https://syrizaparis.files.wordpress.com/2013/12/la-bible-noire-du-mc3a9morandum.pdf

[2] Voir par exemple: La Croix. 13/12/2013. « Constantin Tsoukalas: ‘Nous vivons une crise humanitaire en Grèce' », http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Constantin-Tsoukalas-Nous-vivons-une-crise-humanitaire-en-Grece-2013-12-13-1075457 ; Le Monde. 09/12/2013. « Près d’un tiers des Grecs sans couverture sociale », http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/09/pres-d-un-tiers-des-grecs-sans-couverture-sociale_3528051_3214.html# ; ou encore plus récemment: Le JDD. 04/01/2015. « La santé grecque proche de l’agonie », http://www.lejdd.fr/International/Europe/La-sante-grecque-proche-de-l-agonie-710272 ; Euronews, 20/02/2015. « Grèce: crise humanitaire en Europe », http://fr.euronews.com/2015/02/20/grece-crise-humanitaire-en-europe/

[3]http://www.routard.com/forum_message/3645036/est_ce_indecent_de_partir_en_vacance_en_grece_avec_la_crise.htm

[4] http://www.huffingtonpost.com/2015/07/09/greece-crisis-tourism_n_7761524.html

[5] http://www.seattletimes.com/life/travel/visiting-greece-delay-or-go-amid-ongoing-economic-drama/

[6] http://www.latimes.com/travel/la-trb-greece-crisis-tourism-20150709-htmlstory.html

[7] Les chiffres du poids du tourisme dans l’économie grecque varient beaucoup d’un organisme à l’autre, d’autant plus que ces derniers ne précisent pas toujours si ce sont les revenus directs ou indirects du tourisme qui sont pris en compte relativement au PIB. Quoi qu’il en soit, tous les organismes sont d’accord pour dire que la Grèce fait partie des pays de la zone Euro les plus largement dépendants du tourisme.