De quoi « anonymat » est-il le nom ?
Exploration en terrain mouvant
Entretien avec Jérôme Giusti, avocat français à Paris
& Michel Kadige, avocat libanais à Beyrouth
par valérie patrin-leclère
enseignante-chercheuse au celsa
juin 2015
Alors qu’on n’a pas besoin de donner un nom pour regarder la télévision, écouter la radio, acheter le journal dans une boutique, on est la plupart du temps identifiable sur Internet. Identifiable, souvent scruté dans son comportement de consommateur, et pourtant, paradoxalement, prétendument anonyme, y compris quand on publie des propos haineux et condamnables. L’anonymat sur Internet, terrain mouvant ou contrée franchement vaseuse ? Pour tenter d’y voir plus clair, Effeuillage a organisé une rencontre entre deux avocats.
Jérôme Giusti a cofondé 11.100.34. Avocats Associés, cabinet d’avocats parisien dédié aux entreprises innovantes. Il est spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du droit des nouvelles technologies, de l’informatique et de la communication. Il enseigne au CELSA, dans le département Médias et communication. Il contribue à Effeuillage depuis sa création.
Michel Kadige est avocat, partenaire-dirigeant de Kadige et Kadige, cabinet beyrouthin. Il est spécialiste de droit social, de droit des affaires et de droit des médias. Il enseigne à l’université francophone libanaise Saint-Joseph, dans le Master en sciences de l’information et de la communication.
Sommes-nous vraiment anonymes sur Internet, d’un point de vue légal ?
Jérôme Giusti – Internet a été conçu dès l’origine comme un système ouvert. Il permet la connexion anonyme des usagers. On n’a pas besoin de s’identifier pour ouvrir une session et surfer sur Internet. Ce n’est qu’a posteriori que le droit s’est intéressé à la question de savoir s’il fallait que les internautes soient identifiés sur la toile. Et sa réponse reste encore incertaine.
Michel Kadige – Au Liban comme en France, un utilisateur n’enfreint aucune loi en restant anonyme. Cela ne veut pas dire que l’utilisateur n’est pas identifiable puisque sa connexion l’est dans la plupart des cas, et même dans tous les cas où il n’a pas recours à des outils de contournement. Les moyens techniques et juridiques permettent généralement d’identifier l’origine et les attributs d’une connexion au réseau. Pour autant, cela ne signifie pas que l’on peut déterminer qui est l’utilisateur réel de la connexion. Les cas de dissociation entre connexion et utilisation sont nombreux. Je pense par exemple aux connexions publiques mises à la disposition des clients par les aéroports, les cafés, les restaurants. La difficulté d’identification de l’utilisateur réel se pose avec encore plus d’acuité lorsque le matériel utilisé pour se connecter est la propriété de l’établissement : dans les cybercafés, il est très difficile, voire quasi-impossible, de rattacher une personne à une connexion.
J.Giusti – Il s’agit justement là d’une problématique qui nous interpelle en tant que juristes. En effet, sur Internet, notre identité n’est pas légalement déterminée. Pourtant, en droit, un individu a nécessairement une identité civile. On s’identifie obligatoirement, depuis sa naissance et tout au long de sa vie, par son patronyme, ses prénoms, ses dates et lieu de naissance, sa nationalité, son adresse et sa profession. C’est ce que l’on appelle l’état civil. Cet état civil est unique, intangible et indivisible. On ne peut pas en changer, sauf rares exceptions. Internet a cependant fait de notre identité une chose incertaine, multiple et parfois indéterminable. Sur la toile, nous pouvons certes décider de nous identifier par notre nom de famille mais aussi choisir librement un pseudonyme, ou ne pas nous identifier du tout. Par défaut, nous sommes techniquement rattachés à une adresse IP. Dans ce dernier cas et Michel, c’est celui que vous visez, notre identité tend à se confondre avec celle de notre ordinateur. Mais il ne peut s’agir que d’une présomption, puisque plusieurs personnes peuvent utiliser successivement un même ordinateur. Internet, ce n’est donc pas l’absence d’identité. C’est le règne des identités multiples ; autant dire d’aucune véritable ! C’est pourquoi la plupart des opérateurs de services numériques, mais pas tous, ont spontanément mis en place leurs propres services d’identification, pour répondre chacun à leurs objectifs particuliers, avec des exigences plus ou moins élevées selon les cas. Mais ces procédures d’identification restent perfectibles. Le plus souvent, l’exploitant d’un site n’ira pas plus loin que vérifier l’email de l’usager à ses services. L’identité numérique ne coïncide donc pas avec l’identité civile. Cette identité est délaissée et de faible valeur sur Internet. En ce sens, alors oui, nous sommes anonymes sur Internet et cela permet une formidable liberté de s’exprimer et d’agir sans contrainte, notamment administrative mais également, pour certains, sans contrainte légale.
M.Kadige – Pourtant, dans nos deux pays, les moyens d’enquête judiciaire peuvent aller très loin pour identifier un utilisateur individuel, pour compenser le fait que la loi n’impose pas un mécanisme d’identification pour utiliser une connexion et accéder au réseau. Il ne faut donc pas confondre anonymat d’un point de vue légal et anonymat réel.
J.Giusti – Vous avez tout à fait raison. À la réflexion, je ne pense pas que l’on puisse se dire véritablement anonyme sur Internet. S’abstenir de s’identifier ne signifie pas au bout du compte être anonyme. La police et la justice peuvent rompre cet anonymat. Elles en ont souvent le droit et le devoir. Mais ce ne sont pas les seules : cet anonymat est violé à chacune de nos connexions par de multiples acteurs du Web. Notre identité, si elle n’est pas déclarée ou connue, peut résulter de nos identifiants de connexion mais aussi, plus insidieusement, se déduire de nos données de connexion, celles que l’on laisse derrière nous et que l’on dénomme juridiquement et précisément « à caractère personnel ». Ces données dessinent bien souvent un individu « en creux ». Un internaute n’a donc pas besoin d’être dénommé pour être connu. Internet est bien plutôt synonyme, pour moi, de « pseudo-anonymat ». Et la loi est encore ici de faible secours face à cette ingérence quotidienne dans notre vie privée. Même si la loi Informatique et Libertés existe depuis 1978 en France, la CNIL (Commission nationale de l’Informatique et des Libertés) est la première à dénoncer sa violation généralisée !
Sommes-nous vraiment anonymes sur Internet, d’un point de vue légal ?
Jérôme Giusti – Internet a été conçu dès l’origine comme un système ouvert. Il permet la connexion anonyme des usagers. On n’a pas besoin de s’identifier pour ouvrir une session et surfer sur Internet. Ce n’est qu’a posteriori que le droit s’est intéressé à la question de savoir s’il fallait que les internautes soient identifiés sur la toile. Et sa réponse reste encore incertaine.
Michel Kadige – Au Liban comme en France, un utilisateur n’enfreint aucune loi en restant anonyme. Cela ne veut pas dire que l’utilisateur n’est pas identifiable puisque sa connexion l’est dans la plupart des cas, et même dans tous les cas où il n’a pas recours à des outils de contournement. Les moyens techniques et juridiques permettent généralement d’identifier l’origine et les attributs d’une connexion au réseau. Pour autant, cela ne signifie pas que l’on peut déterminer qui est l’utilisateur réel de la connexion. Les cas de dissociation entre connexion et utilisation sont nombreux. Je pense par exemple aux connexions publiques mises à la disposition des clients par les aéroports, les cafés, les restaurants. La difficulté d’identification de l’utilisateur réel se pose avec encore plus d’acuité lorsque le matériel utilisé pour se connecter est la propriété de l’établissement : dans les cybercafés, il est très difficile, voire quasi-impossible, de rattacher une personne à une connexion.
J.Giusti – Il s’agit justement là d’une problématique qui nous interpelle en tant que juristes. En effet, sur Internet, notre identité n’est pas légalement déterminée. Pourtant, en droit, un individu a nécessairement une identité civile. On s’identifie obligatoirement, depuis sa naissance et tout au long de sa vie, par son patronyme, ses prénoms, ses dates et lieu de naissance, sa nationalité, son adresse et sa profession. C’est ce que l’on appelle l’état civil. Cet état civil est unique, intangible et indivisible. On ne peut pas en changer, sauf rares exceptions. Internet a cependant fait de notre identité une chose incertaine, multiple et parfois indéterminable. Sur la toile, nous pouvons certes décider de nous identifier par notre nom de famille mais aussi choisir librement un pseudonyme, ou ne pas nous identifier du tout. Par défaut, nous sommes techniquement rattachés à une adresse IP. Dans ce dernier cas et Michel, c’est celui que vous visez, notre identité tend à se confondre avec celle de notre ordinateur. Mais il ne peut s’agir que d’une présomption, puisque plusieurs personnes peuvent utiliser successivement un même ordinateur. Internet, ce n’est donc pas l’absence d’identité. C’est le règne des identités multiples ; autant dire d’aucune véritable ! C’est pourquoi la plupart des opérateurs de services numériques, mais pas tous, ont spontanément mis en place leurs propres services d’identification, pour répondre chacun à leurs objectifs particuliers, avec des exigences plus ou moins élevées selon les cas. Mais ces procédures d’identification restent perfectibles. Le plus souvent, l’exploitant d’un site n’ira pas plus loin que vérifier l’email de l’usager à ses services. L’identité numérique ne coïncide donc pas avec l’identité civile. Cette identité est délaissée et de faible valeur sur Internet. En ce sens, alors oui, nous sommes anonymes sur Internet et cela permet une formidable liberté de s’exprimer et d’agir sans contrainte, notamment administrative mais également, pour certains, sans contrainte légale.
M.Kadige – Pourtant, dans nos deux pays, les moyens d’enquête judiciaire peuvent aller très loin pour identifier un utilisateur individuel, pour compenser le fait que la loi n’impose pas un mécanisme d’identification pour utiliser une connexion et accéder au réseau. Il ne faut donc pas confondre anonymat d’un point de vue légal et anonymat réel.
J.Giusti – Vous avez tout à fait raison. À la réflexion, je ne pense pas que l’on puisse se dire véritablement anonyme sur Internet. S’abstenir de s’identifier ne signifie pas au bout du compte être anonyme. La police et la justice peuvent rompre cet anonymat. Elles en ont souvent le droit et le devoir. Mais ce ne sont pas les seules : cet anonymat est violé à chacune de nos connexions par de multiples acteurs du Web. Notre identité, si elle n’est pas déclarée ou connue, peut résulter de nos identifiants de connexion mais aussi, plus insidieusement, se déduire de nos données de connexion, celles que l’on laisse derrière nous et que l’on dénomme juridiquement et précisément « à caractère personnel ». Ces données dessinent bien souvent un individu « en creux ». Un internaute n’a donc pas besoin d’être dénommé pour être connu. Internet est bien plutôt synonyme, pour moi, de « pseudo-anonymat ». Et la loi est encore ici de faible secours face à cette ingérence quotidienne dans notre vie privée. Même si la loi Informatique et Libertés existe depuis 1978 en France, la CNIL (Commission nationale de l’Informatique et des Libertés) est la première à dénoncer sa violation généralisée !
Pensez-vous alors qu’il faille instituer un droit à l’anonymat ou alors instituer une obligation de déclarer son identité ?
J.Giusti – Ce débat existe déjà depuis longtemps, indépendamment de toute préoccupation juridique d’ailleurs. C’est d’abord un débat entre usagers et opérateurs du réseau. Il serait de l’essence d’Internet d’être neutre et libre, question d’éthique ! Et comme toujours dans ces matières, l’usage devance le droit et le droit ne fait parfois que consacrer des standards qui sont imposés par les opérateurs eux-mêmes. Ce sont eux qui créent la norme, qu’on le déplore ou non. Sur ce sujet précisément, il est très intéressant de se rappeler la polémique qui a existé entre Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, et Christopher Poole, créateur de 4chan. 4chan est un forum anonyme anglophone qui ne requiert à l’entrée aucune identification : ni création de compte, ni pseudonyme. Ce site ne pratique pas non plus de modération. La parole et les images y sont donc sans limite.
Particulièrement controversé, 4chan propose le pire (racisme, homophobie, sexisme, apologies de crimes etc.) mais aussi des initiatives que l’on peut juger intéressantes. Les Anonymous y ont élu domicile. C.Poole a ainsi pris à partie Zuckerberg, dès 2011, pour lui reprocher d’affirmer que l’anonymat conduisait à la lâcheté. Il voit dans l’anonymat, au contraire, l’authenticité. Il permettrait de partager d’une manière totalement brute et entière. Poole réagissait ainsi à une déclaration de Zuckerberg qui prônait la fin des pseudonymes au profit de l’usage du véritable nom de l’internaute à l’occasion du déploiement de Facebook Connect, qui permet aux internautes de s’identifier sous leur patronyme, de renseigner leur profession et leur lieu de résidence. But de l’opération : éviter ce que l’anonymat engendre de pire et renforcer la qualité des contenus sur Internet. Deux visions s’opposent ainsi. Pour Zuckerberg, nous irions vers un monde de plus en plus transparent. Il faudrait n’avoir plus qu’une seule identité. Les identités multiples, ce serait bientôt fini. Avoir une seule identité, ce serait l’intégrité. Pour Poole, instituer l’anonymat permet aux gens de produire en masse, de s’exprimer librement sans risquer que cela ait un impact sur leur vie réelle. Selon Poole, le prix de l’échec serait beaucoup trop grand quand vous contribueriez sous votre propre identité. Est-ce la revendication d’un droit à l’innocence ou le signe d’une certaine immaturité ?
M.Kadige – Si on remet les choses à plat, on peut dire qu’Internet n’est qu’un réseau permettant de relier entre eux une multitude d’individus. Ce qui petit à petit a fait la particularité d’Internet et a suscité toutes les problématiques qu’on évoque, c’est d’une part son étendue, sa globalité, et d’autre part l’éventail des utilisations qu’on peut en faire. D’où la nécessité de scinder le problème en deux : les conditions d’accès au réseau d’un côté, les conditions d’utilisation du réseau de l’autre. Je considère que le droit d’accéder au réseau doit être garanti. Mais je pense que ce principe doit aller de pair avec le fait que toute connexion au réseau devrait être identifiable et rattachable à une personne qui en assume la responsabilité, c’est-à-dire qui assume la responsabilité de l’usage qui en est fait. Néanmoins, les données permettant d’identifier la connexion et de la rattacher à une personne déterminée devraient être protégées et strictement encadrées. Elles ne devraient donc être accessibles que par des autorités habilitées. Cet aspect du problème n’est pas très compliqué. Par contre, c’est au niveau de l’utilisation d’Internet que s’accumulent les problématiques. Existe-t-il vraiment une liberté de naviguer anonymement ? Car cette navigation implique d’accéder à des contenus ou des services mis à la disposition des utilisateurs, du public, par des entreprises privées. Quelles règles peut-on imposer à ces entreprises privées ? Il faudrait limiter le droit de ces entreprises d’identifier et de collecter des données individuelles toutes les fois qu’il n’y a pas de raison légitime de le faire. Si je suis libre d’acheter et de lire mon journal anonymement en pleine rue, pourquoi devrais-je être identifiable si je le lis en ligne ? Pourquoi l’entreprise de presse devrait-elle savoir qui je suis lorsque j’accède à son site Internet alors qu’elle ne sait absolument rien de moi lorsque j’achète sa publication dans un kiosque ? Pourquoi un site de vente en ligne devrait savoir que je l’ai visité, combien de fois je l’ai fait et qu’est-ce que j’ai regardé alors que si je me rends dans son magasin physique, il n’aura jamais aucun moyen de connaître ces informations ? Alors oui il faudrait pouvoir rester anonyme sur Internet lorsqu’on le souhaite.
Ce que stipule le droit français :
Les fournisseurs d’accès et d’hébergement ont l’obligation de collecter les données de connexion des internautes. L’article 6 II de la loi de « Confiance dans L’Économie Numérique » du 21 juin 2014, complété par le décret n°2011-219 du 25 février 2011, impose aux fournisseurs d’accès et d’hébergement de détenir et conserver « les données de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services dont elles sont prestataires ». La conservation de ces données a pour but de permettre leur production sur demande d’un juge d’instruction, du parquet ou d’un simple plaignant, autorisé en justice, lesquels peuvent donc obtenir ces informations de l’opérateur dans le cadre de la commission de délits ou de crimes. Le but de la conservation de ces données n’est plus la lutte contre la délinquance pénale mais le respect des droits d’autrui en relation avec les contenus produits sur Internet : lutter contre la contrefaçon, la diffamation, l’atteinte à la vie privée …
L’abonné Internet est dans l’obligation de sécuriser son accès Internet. L’article L336-3 du Code de la propriété intellectuelle, issue de la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet, dite loi Hadopi, impose une obligation de vigilance à la personne titulaire du contrat d’abonnement pour un accès Internet. L’abonné a une obligation de veiller à l’absence de téléchargement illicite sur sa connexion. En pratique, l’abonné peut être le chef d’établissement, les parents, l’employeur. Ils seront responsables des actes illégaux accomplis par toute personne sur la connexion. La sanction maximale encourue est une amende de 1 500 euros pour un particulier. Le juge pourra également prononcer une peine complémentaire de suspension de l’accès à Internet d’une durée maximale d’un mois.
Le droit de la presse institue la responsabilité en cascade. La loi du 29 juillet 1881, après avoir consacré le principe de la liberté de la presse en France, fixe ses limites en déterminant les délits qui viennent restreindre l’exercice de cette liberté, dont notamment l’injure et la diffamation, et en énonçant les règles de poursuite et de répression de ces délits. L’article 42 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 prévoit une responsabilité en cascade en matière de délit de presse. Ainsi, lorsqu’un délit de presse est commis, seront condamnés en tant qu’auteur principal du délit, dans l’ordre suivant : les directeurs de publications ou les codirecteurs, à défaut, les auteurs, à défaut, les imprimeurs, à défaut, les vendeurs, distributeurs et afficheurs. Ce régime de responsabilité en cascade permet en cas de délit ou de crime commis par voie de la presse, de toujours trouver un responsable.
Nos données à caractère personnel sont par principe protégées par la confidentialité. La loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978, modifiée par la loi du 6 août 2004, définit les principes à respecter lors de la collecte, du traitement et de la conservation des données personnelles. Cette loi est applicable dès lors qu’il existe un traitement automatisé, c’est-à-dire un fichier informatique contenant des informations personnelles relatives à des personnes physiques. Elle oblige tout responsable de traitement informatisé de données à caractère personnel à déclarer son fichier auprès de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), informer clairement et suffisamment toutes personnes dont les données sont colletées, solliciter dans bien des cas leur consentement exprès et les informer de leurs droits d’accès, de rectification et de suppression.
Quelques éléments de droit libanais :
En vertu du Préambule de la Constitution, Le Liban est une république démocratique et parlementaire fondée sur le respect des libertés publiques, de même qu’il est membre fondateur et actif de l’ONU, engagé par ses pactes et par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
L’article 13 de ladite Constitution protège la liberté d’expression et l’article 14 l’inviolabilité du domicile et donc, par extension, le droit à la vie privée.
Une loi a été votée en 1999 sous le n°140. Elle fixe les conditions d’interception des communications privées, quel que soit le moyen utilisé. Cette loi concerne donc également Internet. Elle protège la vie privée et le secret des communications et n’en permet l’interception (ou la mise sur écoute) que dans certaines circonstances justifiées et sous une supervision judiciaire.
Concernant Internet, le Procureur Général près la Cour de Cassation a émis en 2013 une directive aux fournisseurs d’accès leur demandant, pour des raisons liées à la sécurité, de conserver pendant un an toutes les données relatives aux connexions et aux activités de leurs clients, le but étant de pouvoir fournir ces données à la justice en cas de besoin.
Même si cette liberté induit la possibilité d’enfreindre la loi ?
M.Kadige – C’est le nœud du débat. Il faut se poser la question de la préservation de l’anonymat en fonction de la capacité d’enfreindre la loi. Prenons un exemple qui concerne directement les médias. Lire un journal ne peut pas constituer une infraction, donc le site n’a pas besoin de se protéger. Par contre intervenir sur un forum, rédiger un blog, faire des commentaires en ligne, partager des fichiers… peuvent facilement conduire à des abus. Donc il serait légitime pour les propriétaires de ces sites d’exiger une identification des utilisateurs.
J.Giusti – Et ce débat se pose aujourd’hui avec acuité. Il est certain qu’en France et depuis les événements tragiques de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, le législateur se préoccupe de nouveau de la sécurité sur Internet. Pour certains, il faudrait instituer un « Patriot Act » à la française, pour les autres, ne rien faire, Internet n’ayant, selon eux, rien à voir avec les frères Kouachi : leurs crimes n’ont pas eu lieu sur la toile mais malheureusement bien dans la vie réelle. Le risque est pourtant bien d’instituer un régime policier. Au moment où nous échangeons, un projet de loi est discuté à l’Assemblée pour autoriser les renseignements généraux à recourir à certaines techniques d’accès à l’information sur les réseaux Internet et téléphoniques que beaucoup considèrent comme instituant un système de surveillance généralisé. À force de craindre le pire et de privilégier la sécurité par rapport à la liberté, Internet pourrait devenir un outil puissant entre les mains d’un État à penchant sécuritaire. Internet est un outil formidable. N’en faisons pas un instrument exceptionnel, au sens juridique du terme, c’est-à-dire au service d’un régime d’exception. C’est justement par crainte de cette dérive que les partisans de la liberté ont déjà fait le choix du Web profond, ce Web invisible car non référencé par les plus grands moteurs de recherche, dont se servent notamment les opposants politiques dans les pays autoritaires. Il ne faut pas oublier qu’on dit que Tor est largement soutenu par les États-Unis comme un outil de contournement de la censure et de la répression. Il serait financé à 60 % par l’administration américaine, notamment pour aider les dissidents dans des pays comme l’Iran ou la Chine.
M.Kadige – L’actualité met des problèmes en lumière mais elle n’a pas fait naître une situation vraiment nouvelle ! Conformément aux principes démocratiques, il faut toujours privilégier la liberté, mais il faut également nécessairement adapter la réponse à la menace, à la nature de ladite menace. Il s’agit là d’un équilibre difficile à trouver. Ce problème n’est pas du tout nouveau. Il n’est d’ailleurs pas propre à Internet. Il est posé depuis longtemps par la légitime défense par exemple. Qui peut apprécier ? La difficulté est qu’il faut être en mesure d’apprécier l’ampleur de la menace pour être en mesure de juger de l’adéquation de la réponse.
Quels sont, ou peuvent être, les gendarmes de l’Internet ? Les médias ont-ils un rôle particulier à jouer ? Une responsabilité plus que tout autre ?
M.Kadige – La notion de gendarme renvoie naturellement à la notion de pouvoir public, d’autorité étatique. Aucune entité non étatique ne devrait pouvoir jouer un rôle de gendarme. Les acteurs de l’Internet se doivent d’observer une neutralité vis-à-vis de leurs utilisateurs. Ce n’est pas à eux de décider qui a raison et qui a tort, qui enfreint ou n’enfreint pas la loi. On voit bien que les « modérateurs » peuvent facilement aboutir à des dérives.
J.Giusti – Je suis tout à fait d’accord mais je suis dans l’obligation de constater qu’en France, ce principe démocratique a connu un certain nombre de tempéraments. Avec la loi pour la confiance dans l’économie numérique, dite LCEN, votée en 2004, et son décret d’application tardif de 2011, les pouvoirs publics sont intervenus pour signifier aux acteurs majeurs d’Internet, à savoir les fournisseurs d’accès et d’hébergement, qu’une identification des internautes s’imposait forcément et qu’ils en étaient responsables. Schématiquement, les fournisseurs d’accès contrôlent l’identité des usagers qui entrent sur la toile et les hébergeurs en notent la navigation, au nom de la sécurité publique et du respect des droits des tiers. Puis, en 2009, avec la loi Hadopi, tout abonné est devenu responsable de son propre accès à Internet et se doit de veiller à ce que son accès à Internet ne puisse pas permettre à quiconque de fréquenter des sites illicites, notamment de peer-to-peer ou de téléchargement illégal. Le père et la mère de famille doivent surveiller l’ordinateur de leurs enfants et le chef d’entreprise celui de ses employés. Enfin, une loi du 13 novembre 2014, précisée par un décret récent du 5 février 2015, autorise dorénavant l’autorité administrative à ordonner aux fournisseurs d’accès, moteurs de recherche et hébergeurs de bloquer l’accès à des sites faisant l’apologie du terrorisme. Les plus grands acteurs du Web mais aussi chacun de nous sont ainsi devenus les nouveaux gendarmes d’Internet. Faut-il alors encore plus de police sur le Web ? La question se pose au sujet des médias et de ce que j’ai déjà appelé dans mes contributions antérieures à Effeuillage, les « intermédias » : ces acteurs hybrides d’Internet, à la fois intermédiaires techniques et diffuseurs de contenus et donc, possiblement responsables des flux qu’ils distribuent et comptables des revenus qu’ils génèrent. Je parle principalement de Google, Facebook, Twitter, Youtube ou Dailymotion. À la suite des événements de janvier 2015, ces intermédias se sont retrouvés en première ligne : devraient-ils supprimer a priori tout contenu faisant l’apologie d’actes de terrorisme ? Ou alors demeurer dans le rôle qu’ils défendent et qui a été consacré par la loi et la jurisprudence depuis plus d’une décennie : ne rien modérer avant que la police, la justice ou des plaignants ne les en saisissent, puis supprimer uniquement en cas de plainte ? Ces intermédias défendent plus que jamais, sinon la liberté d’expression, du moins l’interdiction de la censure.
Leurs détracteurs leur répondent qu’ils encouragent l’impunité sur Internet. Interpeller de nouveau les intermédias à la faveur de cette actualité, c’est se reposer une nouvelle fois la question de leur responsabilité. Qui est comptable d’une prise de parole sur Internet, a fortiori anonyme ? Est-ce celui qui en est l’auteur ? Ou est-ce celui qui la diffuse ? Protéger l’anonymat, c’est nécessairement responsabiliser celui qui s’en fait l’écho, le média, ou alors, c’est l’anonymat qu’il faut condamner pour permettre à ce média de s’exonérer de sa responsabilité au profit du véritable auteur du propos illicite … mais cela ne fonctionne que si ce dernier est reconnu. Ce débat n’est pas nouveau. Il est au cœur du principe de responsabilité de la loi du 29 juillet 1881 qui a institué ce que nous dénommons, depuis plus d’un siècle, la responsabilité en cascade. Cette loi est connue par tous pour être celle qui punit les délits de presse. On oublie bien souvent qu’elle consacre avant tout la liberté de la presse. « Pas de liberté sans responsabilité ». C’est cette vieille grammaire républicaine qu’il faut pouvoir mettre de nouveau au goût du jour : Internet est indubitablement un média.
Accepter une prise de parole publique, c’est nécessairement assumer une responsabilité éditoriale, que l’on soit simple internaute ou grand opérateur. Nous devons faire le choix d’une société libre et responsable.
Vous pensez donc que le débat « anonymat versus identification » est mal posé ? Quelles sont les pistes pour avancer ?
M.Kadige – La question de l’anonymat sur Internet est un vaste sujet. Des confusions peuvent apparaître entre anonymat et respect du droit à la vie privée. Internet est un réseau de communication de masse dont l’impact est devenu tellement grand qu’il est légitime de se poser la question de savoir dans quelle mesure l’accès et l’utilisation de ce réseau peuvent demeurer sans encadrement réel. Dès qu’une technologie nouvelle prend de l’ampleur et commence à constituer un danger important, son encadrement strict devient légitime. Je pense à l’apparition des drones pilotés par smartphone qui se sont rapidement transformés en engins extrêmement sophistiqués et potentiellement dangereux à plusieurs niveaux, ce qui appelle aujourd’hui une réponse légale claire sur les conditions de leur acquisition et de leur utilisation. Il n’y a pas de raison absolue d’être anonyme sur Internet. Toute connexion au réseau doit être rattachable à une personne physique ou morale qui assume la responsabilité civile et/ou pénale de l’utilisation qui en est faite, comme n’importe quel abonnement. Ce qui doit être interdit ou alors strictement encadré, c’est la collecte d’informations sur l’utilisateur à son insu, de même que leur conservation, et l’interception générale et permanente des activités de chaque internaute par la conservation des métadonnées ou autres techniques, tout comme dans la vie courante.
J.Giusti – Je partage tout à fait votre analyse, Michel. La distinction entre la vie réelle et cette vie sur la toile dont parle Poole, celle qui permettrait de vivre autrement, plus librement puisque caché, doit en effet nous interpeller. Distinguer la vie numérique de la vraie vie me semble être une distinction arbitraire voire fumeuse ! Internet crée un grand paradoxe : d’un côté, parce que nous écrivons et nous nous exprimons sur Internet, toutes nos productions numériques devraient être protégées par le sceau de la liberté de pensée et d’expression, même les plus futiles et les plus banales. Internet serait sacré ! Par principe, y porter atteinte serait liberticide. D’un autre côté et paradoxalement, notre vie sur Internet est notre vie la moins bien protégée : on ne peut pas faire un « pas numérique » sans être ciblé, fiché ou tracé par les géants d’Internet. Vous parlez d’une liberté ! Et les plus farouches défenseurs de nos libertés numériques oublient souvent de s’insurger contre les atteintes répétées à notre vie privée. Des atteintes insidieuses, toujours plus grandes et sophistiquées. Il faudrait alors abandonner notre vie privée sur l’autel de la liberté d’expression ? Ce serait le prix à payer ! Mais pourquoi donc, instituer deux poids, deux mesures ? Dans la vie réelle, on s’identifie toujours et tout le temps : peu d’actes de notre vie courante se font dans l’anonymat. On est connu de nos voisins, de nos collègues. Nous n’avons aucun secret administratif pour notre employeur. Nous sommes obligés de nous identifier dans toute démarche auprès de n’importe quelle administration. Dans la rue, il nous faut pouvoir justifier de notre identité à tout moment. Quand on prend le train ou l’avion, idem. Au passage des frontières, n’en parlons-pas ! On l’accepte sinon le supporte sans barguigner. En revanche, dans cette même vie réelle, nous n’acceptons pas que quelqu’un se mêle de notre vie intime. On fait clairement le partage entre la maison et le dehors, son cercle de famille et d’amis et les autres. La vie privée, le secret des correspondances, les convictions religieuses et politiques sont des valeurs jalousement gardées et défendues. Pourquoi ne pas transposer ces évidences sur la toile ? Faire clairement la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, là où aujourd’hui tout est confondu, cette confusion étant encouragée voire opérée par les plus grands opérateurs d’Internet et à leurs profits ! Alors, oui à un véritable anonymat sur la toile pour les choses qui doivent rester anonymes, dans la sphère privée et d’accord pour défendre cet anonymat bec et ongles. Nous en sommes malheureusement loin. Et non, pour tout le reste, tout ce qui s’apparente à une navigation publique, au vu et su des autres. Beaucoup de gens connaissent l’adresse de mon domicile, sans que je les connaisse tous, mais en ma demeure, une fois la porte refermée, je me sens chez moi, loin des regards des autres, et libre…
Pour aller plus loin :
Liberté de connexion Liberté d’expression, Dutton W.H. et al, éditions Unesco, 2012
Tendances mondiales en matière de liberté d’expression et de développement des médias, éditions Unesco, 2014
Étude mondiale sur le respect de la vie privée sur l’Internet et la liberté d’expression, Mendel T. et al, éditions Unesco, 2013
Effeuillage-la-revue.fr / à relire :
« Les intermédias ouvrent l’ère de l’internaute responsable » par Jérôme Giusti, Effeuillage n°2
« Le streaming met les intermédias à l’épreuve » par Jérôme Giusti, Effeuillage n°3
« 4chan, une communauté d’anonymes » par Arthur Guillôme, Effeuillage-la-revue.fr