La B.O des livres-magazines en labo
Par Guillaume Blot
CELSA, diplômé C3M 2015
juin 2015
Quelques livres sont désormais accompagnés de bandes sonores. Cette innovation pourrait-elle se développer dans les titres de presse, pour proposer de nouvelles expériences de lecture ? Et le cas échéant, à quelles conditions ? Guillaume Blot, dans le cadre de son mémoire de fin d’études, a mené une expérimentation inédite pour sonder les « audi-lecteurs ». Avec un objectif en tête : faire passer du conditionnel au futur proche la création de bandes originales de magazines.
1965. Régine, papesse de la chanson engagée des années soixante, chante Les P’tits Papiers. Régine imaginait-elle que ces deux mots accolés iraient un jour plus loin qu’une simple partition ? Passées ces notes d’humour, le début des années 2010 rappelle que « dans un contexte de révolution des formes de l’écrit et des supports de lecture » comme le note Julie Trenque, rédactrice de la revue SIC, « le son prend une importance croissante au sein de la création littéraire »[1].
Des synchronisations à l’état d’OVNI
Quelques exemples notables viennent illustrer cette observation. La Horde du Contrevent, œuvre phare de l’écrivain Alain Damasio, est ainsi packagée avec un CD composé par Arno Alyvan. La bande son proposée retranscrit l’univers du livre à travers des bruits d’ambiance ou des chants. Le livre Electrochoc de l’artiste français Laurent Garnier, lui, renseigne en entête de chaque chapitre la playlist des musiques abordées dans les pages suivantes. L’ensemble des titres est en prime à retrouver sur son site Internet. Un souffle nouveau effleure également les pages de récits purement visuels, comme celles du livre-concept Hvisl – Whispers of Iceland où il est possible de relier son casque audio directement à un réceptacle niché dans le papier pour en écouter des sons attachés.
Vidéo explicative du dispositif de Hvisl – Whispers of Iceland.
Le son sort avec sa bande pour se synchroniser avec de nouveaux supports, s’immisçant au-dehors du cinéma dans de nombreux recoins bien réels du temps et de l’espace. Si la sélection 20 chansons pour se faire larguer un jour de Saint-Valentin des Inrockuptibles se veut aussi touchante que légère, d’autres suggestions se veulent plus profondes, celles du collectif Soundwalk en tête. Emmenés par l’artiste pluridisciplinaire Stephan Crasneanscki, ces créateurs de balades sonores proposent notamment de se promener dans les « bas-fonds » de Pigalle au son des murmures de la douce Lou Doillon, via le téléchargement d’un fichier son à écouter au casque.
Si des tentatives de synchronisations se font donc entendre, aucune Bande Originale de récit en tant que telle n’a encore été proposée par la presse pour le moment. Les livres-magazines – ou mooks pour les adeptes des mots-valises marketés – et leur beau papier imprimé de récits et séries pourraient s’en faire les expérimentateurs en montant dans la gamme créative, quitte à la jouer. Et jouer, surtout, du pouvoir immersif que détient le son, si bien mis en avant par Brian Eno.
Music for Mooks
Le père reconnu de l’Ambient Music diffuse en 1978 son planant Music For Airports, synthétisant à sa manière les expérimentations de ses aînés. Il poursuit alors les travaux d’Erik Satie, qui composait déjà vers 1920 une « musique d’ameublement », jouée pour qu’on ne l’écoute pas. Pierre Schaeffer et sa musique concrète « faite pour être entendue » (fin des années 1940), John Cage, compositeur d’une musique informe (début des années 1950), ou encore Giacinto Scelsi, promoteur la décennie suivante d’une musique indistincte finissent de façonner les inspirations du Britannique aérien Son Ambient atterrit même sur scène à travers les sonorités de l’artiste électronique Apparat, compositeur en 2013 de l’album Krieg und Frieden, sous-titré Music for Theatre.
Les bandes sons de livres-magazines imaginées pourraient peut-être enrichir l’expérience de lecture, rendue possible par le papier connecté, papier câblé symboliquement avec l’Internet, rehaussé par les écrans numériques. Diverses technologies existent. Les plus courantes sont les suivantes :
- le code QR, code-barre en deux dimensions qu’un dispositif de lecture (une application smartphone par exemple) analyse avant de faire un renvoi vers une page web ;
- la RFID, dispositif qui nécessite une radio-étiquette collée dans le livre et un système de déchiffrage RFID pour afficher l’information ;
- la reconnaissance visuelle : une image est reconnue par un appareil qui y associe une action particulière, comme ouvrir une URL, lancer un son ;
- et la réalité augmentée, technique qui permet d’introduire des objets virtuels dans la vie réelle, via une application.
Qu’en penserait McLuhan ?
Donner une voix au média imprimé, seul média traditionnel muet, ne serait pas sans conséquence. « La mobilisation d’un sens supplémentaire lors de la lecture d’un livre-magazine a une influence inéluctable sur la température de ce dernier », pourrait-on dire pour parodier McLuhan. De « média chaud » – même si elle ne prône pas l’information brûlante – la revue alors sonorisée verrait son statut virer au froid du fait de la participation encouragée du lecteur à interagir désormais avec le texte et ses visuels, via plusieurs supports. Et comme il est courant de parler de déperdition de chaleur, l’ajout d’une bande son à un article pourrait perdre le lecteur, le dispositif nuisant à sa concentration.
La réussite des bandes originales de mooks, et plus précisément de leurs récits, contenus de prédilection de ces supports, passe donc, nécessairement, par des composantes à définir. Si un consensus ressort, chez les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche, pour éviter de sacrifier l’idée naissante sur l’autel du tout playlist et de la musique d’ameublement façon Muzak, rien n’augure fermement ses facteurs clés de succès. C’est pour tenter de définir les sons propices accompagnant texte et visuel que 25 membres d’un échantillon ont ainsi, tour à tour, visualisé une série photo puis lu un texte, avec un casque sur les oreilles diffusant pour chacun une bande son propre, composée de paroles, de musiques et de bruits de fond. Des questions sur leurs ressentis quant à l’expérience leur ont ensuite été individuellement posées.
Principaux résultats de l’expérimentation
Les expériences menées montrent que les paroles sont fortement appréciées dans le cadre de séries visuelles, dans le but de contextualiser ces dernières. À l’inverse et sans surprise, commentaires audio et récits textuels se montrent allergiques l’un à l’autre. Bruits de fond et musique non connotée, enfin, participent d’une immersion plus intense dans le récit, quel qu’il soit. D’un point de vue de l’écoute formelle, le dispositif doit se caractériser par sa fluidité. La reconnaissance d’image via application mobile semble incontournable, de même que l’écoute au casque, pour une qualité sonore irréprochable. Aussi, la durée doit être sensiblement la même que le temps moyen de lecture.
Bien plus que de proposer une expérience de lecture et de visionnage à leurs lecteurs, les revues pourraient faire de ces bandes sons un actif, au double sens du terme, qui participerait de leur identité, comme une empreinte sonore aisément reconnaissable. Les bandes originales de mooks rentreraient alors dans une stratégie plus globale de marketing audio. L’on imagine l’idée déjà dans les petits papiers des designers sonores.
Le Mémoire de recherche appliquée de Master 2 professionnel soutenu par Guillaume Blot traite des bandes originales de livres-magazines, aussi appelés mooks, et du pouvoir autant immersif qu’informatif du son pour accompagner les récits textuels et visuels. L’analyse et la réflexion sont consacrées aux caractéristiques nécessaires à « l’audio » pour enrichir l’expérience de lecture, sans « surmobiliser » les sens du nouvel audi-lecteur. Une méthodologie en deux temps a été mise en place :
une analyse de type sémiologique, visant à détailler les interactions médiatiques et les contenus audio proposés dans 15 livres-magazines ;
et une analyse de la réception, baptisée expérimentation accompagnée, se concentrant sur les ressentis des lecteurs vis-à-vis des synchronisations proposées.
[1] TRENQUE, Julie, « Mise en ondes », SIC, n°1, 2013, p. 12.