Le « format », du monde de la production audiovisuelle aux publics

Entretien avec Guillaume Soulez
Laboratoire IRCAV, université Sorbonne Nouvelle
Par Yves Jeanneret
juin 2016

Guillaume Soulez  développe une approche communicationnelle et politique des formes audiovisuelles. Il montre qu’un film ou un programme prennent sens dans le mouvement d’interprétation et de délibération des publics. Dans cette perspective le format est moins un objet technique défini qu’un lieu de cristallisation et de passage de ce qui traverse la production et réception audiovisuelle, de sa conception à sa circulation dans l’espace public, de ses formes à ses enjeux. Les Feuillets 2016 publient le texte intégral de l’entretien dont la revue Effeuillage a donné des extraits.

Nous avons l’impression que le succès actuel du mot « format », appliqué aux programmes télévisuels, désigne autre chose que ce que le mot désigne habituellement. C’est une notion ancienne et en même temps, au moins en France, elle paraît incarner le dernier cri de l’innovation médiatique. Comment comprends-tu l’importance actuelle de l’idée de format audiovisuel ?

Comme je tente de le reconstituer dans mon article « Retour à l’envoyeur. Public et format »[1], en dehors de ses usages « techniques » (taille de l’écran, durée du film ou du programme), mais en lien avec certains d’entre eux (durée), le terme de « format » dans le champ du cinéma et de l’audiovisuel est depuis longtemps présent dans le langage des professionnels, notamment en lien avec le développement d’un marché international des programmes qui permet la circulation des formules d’émission d’un pays à l’autre. Mais il a émergé plus récemment, autour du début des années 2000, dans le discours public (chez les journalistes spécialisés et chez les publics). L’un des genres dont les formats circulent le plus facilement est le jeu télévisé dont les règles (du jeu) très structurées, ainsi que les principaux éléments de déroulement et de scénographie, peuvent être fixés sans difficulté puis adaptés a minima dans un autre pays (La Roue de la fortune, à partir de la fin des années 1970, Questions pour un champion, à partir de la fin des années 1980, Qui veut gagner des millions ? à la fin des années 1990, etc.). Mais les formats de série (plus connus sous le terme de « franchise »), les formats de la télé-réalité ou de la scripted reality donnent lieu au même fonctionnement. 

Une thèse récente (décembre 2015), d’Hélène Monnet-Cantagrel [2], a identifié une première origine possible de la notion de « format » qui serait liée au passage des programmes de radio à leur version télévisuelle, au début de la télévision américaine. Parallèlement aux enjeux juridiques et financiers qui déterminent l’emploi de cette formule (poursuite de l’extension du copyright d’un objet (une émission) à une série d’objets (le programme) puis à une série de séries d’objets (le format ou les différentes versions du programme), je l’analyse comme l’idée que quelque chose doit être conservé, mais qu’il s’agit de l’adapter au nouveau média, tout en opérant une translation du public.

Cette translation est très concrète dans le cas d’une émission de radio qui migre à la télévision. Nous l’avons connue en France sous la Radio-Télévision Française (RTF) avec, pour prendre un exemple connu (et dont a reparlé récemment à l’occasion de la mort d’Alain Decaux), le passage de « La Tribune de l’Histoire » (née en 1951) de la radio à la télévision. La première version de la célèbre Caméra explore le temps s’est en effet appelée en 1956-57 « Les Enigmes de l’histoire ou À chacun sa vérité ». Sans être systématique (tous les paramètres principaux de l’émission), ni organisée sous les formes juridiques et commerciales contemporaines, l’idée d’un affrontement entre un « historien de gauche » et un « historien de droite » à partir d’une enquête-récit sur les « à-côtés » révélateurs de la Grande Histoire est passée de la radio à la télévision, le récit étant filmé au lieu d’être verbal. Étant donné le succès de l’émission radio, la translation de la formule « duo-antagoniste-récit-anecdotique-mais sérieux » permet d’attirer les auditeurs de la radio à la télévision au moment où la télévision se développe comme acteur médiatique d’importance (tout en restant au sein du cadre de la RTF). Il s’agit donc d’un pari très raisonnable sur la réception.

Ainsi, il me semble que les logiques sémiotiques ont été progressivement précisées par le cadre juridique et commercial (qui évolue lui-même en fonction de l’évolution du secteur, comme l’indique un article de Dominique Bougerol dans le numéro de MEI [3]), et le cadre juridique a des effets en retour (« c’est dans le contrat » !), mais elles en débordent très largement : elles témoignent d’un état de la culture audiovisuelle chez les professionnels comme chez les publics.

Dans le cas d’un transfert d’un pays à l’autre, il s’agit plutôt d’un public « abstrait » qui relève d’une analyse et d’une projection des audiences : un programme X a eu un succès important dans un pays, on peut donc penser en analysant les différents segments du public qui l’ont apprécié, les caractéristiques du public-cible et/ou le principe plus ou moins universel qu’il permet de réactiver, que le public-cible peut à son tour lui assurer de bons scores d’audience. Les compagnies audiovisuelles contemporaines, comme Endemol, inventent des projets d’émission conçus d’emblée pour être des formats exportables qui vont se rentabiliser sur le marché international : comme on ne peut pas s’appuyer sur la réception attestée du programme mais uniquement sur des projections (programmes similaires dans le passé ou dans un autre pays, etc.), on atteint donc un degré de « formalisation » ou « formatisation » particulièrement abstrait.

J’aime bien retourner l’accusation d’ « abstraction » qu’on envoie à la figure des universitaires en montrant que les professionnels jouent parfois avec des modélisations voire des chimères très éloignées de la culture vécue par les spectateurs, là où un universitaire par son enquête peut s’en approcher d’assez près.

En somme, contrairement aux apparences, les industriels auraient une vision des publics moins concrète que celle des chercheurs ?

J’ai l’habitude de partir de la « réception attestée » ou de la « délibération » des spectateurs tel qu’on la trouve dans les courriers de lecteur ou les forums pour essayer de comprendre non seulement ce que les spectateurs « font » des programmes (dans leurs vies par exemple), mais aussi comment ils les considèrent en tant qu’objets formels (« c’est rythmé », « l’acteur n’est pas à sa place », « c’est une sitcom originale fondée sur un flash-back », etc.), et j’ai observé que les spectateurs se servaient de la notion de format pour penser les formes du cinéma et de la télévision et le rapport qu’ils entretiennent avec elles (« hors-format », « ultra-formaté »). Cela a fait écho avec le fait que, observant les relations entre documentaristes et télévision, il était patent que le terme de format était devenu très péjoratif chez certains professionnels pour désigner la pression exercée par le diffuseur sur la forme du film, dès sa conception (« il faut une voix-off, sinon les spectateurs ne vont pas comprendre »), en s’appuyant sur les attentes ou capacités supposées des spectateurs. À un moment où ils n’ont plus réussi à « détourner la commande » ou à « passer des films en contrebande » à la télévision, c’était, pour les professionnels, une manière à la fois plus précise (il y a bien des « formats » qui sont vendus) et plus large (le « format » ne concerne pas seulement la durée mais potentiellement tout paramètre audiovisuel, et peut-être plus encore, en amont, des préjugés, des implicites ou des impensés idéologiques qui rendent impossible le fait d’envisager telle ou telle forme) de reprendre la critique bien connue de la « standardisation ».

Je tenais donc les deux bouts de la chaîne pour essayer de comprendre pourquoi coexistaient trois usages de cette notion dans le champ du cinéma et de l’audiovisuel : neutre chez les professionnels, critique et péjoratif chez les mêmes professionnels (éventuellement dans la même conversation !), critique et péjoratif chez les publics. Mais je tenais aussi le lien entre les enjeux en termes de forme (que confirme, sans l’épuiser, l’origine intermédiale) et en termes de public.

Par ailleurs, il est intéressant d’observer cette circulation d’une sorte de « controverse » interne entre professionnels (notamment entre les documentaristes et Arte) vers un espace public plus large, grâce notamment au rôle de la presse (tribunes) et des journalistes spécialisés en audiovisuel, suivie d’un élargissement quasi sans limite des objets (tout devient « formaté »).

Dans un espace saturé d’offres mais qui donne parfois l’impression d’une répétition paradoxale des formules audiovisuelles, tous les partenaires du champ du cinéma et de l’audiovisuel (les différents types de professionnels, les journalistes et critiques, les publics) se sont emparés de ce terme pour défendre et rationaliser leurs pratiques et pour exprimer leurs appréciations et leurs attentes.

Dans les journées d’étude et le dossier de revue (MEI) que tu as coordonnés, ce succès nécessite en quelque sorte d’être déconstruit et déplacé, pour évoquer la forme, le genre, le programme. Faut-il considérer qu’il s’agit d’un autre nom pour une problématique ancienne, ou penses-tu que « format » est le signe de déplacements significatifs dans les processus médiatiques ?

L’hypothèse des journées d’études et du numéro, en effet, est que le format n’est pas un « donné » mais un « construit », et qui plus est, on vient de le voir, un construit récent (moins de quinze ans), dont il n’est pas trop difficile de reconstituer le contexte quand on observe le champ du cinéma et de l’audiovisuel depuis la fin des années 1980 (ce qui est mon cas). Inversement, on retrouve, sous un nouveau jour, des questions, comme la standardisation, et, plus généralement, la régulation des relations entre industries culturelles et publics, qui n’ont jamais disparu. Il faut, me semble-t-il, garder en tête les deux dimensions (la continuité des questionnements et la reformulation contemporaine) car les deux nous apprennent quelque chose. Entre professionnels, le « format » clarifie le rapport de force, ce qui oblige parfois les producteurs et les auteurs à trouver ailleurs des marges de manœuvre, comme l’indiquent, par exemple, l’article de Thomas Schmitt [4] et la table-ronde qui a montré le rôle des « collections » initiées par des producteurs comme contre-format. La reformulation apporte en effet une resémantisation du problème de la standardisation ou des genres tout à fait significative. Avec « format », on précise la standardisation du côté précisément des questions de forme, là où « standardisation » plaquait de façon peut-être trop mécanique et imprécise le modèle « industriel » (celui du travail à la chaîne) sur des objets culturels : un modèle comme le western était « sérialisé », mais sans qu’on comprenne exactement quelles dimensions de l’objet étaient concernées. Cela non sans un certain oubli des précisions ultérieures apportées par Adorno dans les années 1950 ; chez Watkins, par exemple, la critique de la « monoforme » généralisée, qui se rapproche de la notion de « format » en explicitant la dimension formelle, le modèle est plutôt celui du martèlement rythmique, ce qui est encore plus régressif du point de vue du placage du modèle « industriel » sur les objets culturels.

Inversement, « format » ajoute à « genre » une dimension « économique » plus précise, dont les publics ont parfaitement conscience. Les spectateurs utilisent la notion de format plutôt que celle de genre pour marquer qu’ils savent qu’ils ont affaire à des « produits » culturels, c’est-à-dire qu’ils sont eux-mêmes des « parts de marché », des « consommateurs » de ces produits. Sans exclure le côté parfois illusoire du spectateur qui se veut « non dupe », c’est l’expression d’une certaine compétence, d’une capacité à remonter des formes du film (ou du document audiovisuel) à son origine « industrielle » ou en tous cas commerciale, ce qui détermine une certaine sémiotisation du document : par exemple tel type de forme sera considéré comme choisi pour plaire à telle partie du public dont s’exclut l’internaute. J’ai noté aussi, dans le même ordre d’idée, que la notion de format est souvent mobilisée pour critiquer le caractère « ultra-formaté » d’un film ou d’un programme : cela veut dire qu’une certaine dose de format est acceptée ; les spectateurs indiquent par là qu’ils connaissent les règles du jeu de la consommation culturelle et s’en accommodent, mais à condition que cela ne nuise pas au plaisir spectatoriel. En retour, je n’exclus pas que la notion de « genre » ait servi, avant que « format » ne soit disponible, pour désigner cette dialectique puisque la compétence des spectateurs (et leur acceptation des règles du jeu) est bien plus ancienne que l’émergence de la notion de « format ». Mais, là aussi, il y a une forme de clarification. Cela montre également que la « critique des médias » est aujourd’hui aussi répandue que la critique de cinéma (selon le mot bien connu de Truffaut).

On a beaucoup parlé de « formatage » (des textes, de l’information, des esprits) à propos de l’informatique – il suffit de lire les travaux sur un logiciel comme PowerPoint ou l’algorithme de Google – : est-ce pour toi une question du même type qui est ici en jeu ? La problématique des formats (des formes, des ferments) est-elle selon toi spécifique à l’audiovisuel ? Au début du XIXè siècle, le stéréotype, procédé de reproduction de l’imprimé,  a souvent été étendu du dispositif au discours. Les historiens ont analysé la façon dont les écrivains stigmatisaient ainsi la « littérature industrielle ». Sur un autre point, plusieurs chercheurs en sémiologie de l’écriture ont analysé la « maquette » dans les livres ou les manuels et la manière dont elle surdétermine tout texte par un format visuel. Stéréotype, maquette, gabarit, est-ce le même paradigme que le format ? Sommes-nous aujourd’hui face à un  avatar de cette question ? Ou bien cette comparaison est-elle illusoire ?

Je ne pense pas que la problématique du format soit propre à l’audiovisuel. De fait, « formato » est un terme (italien) de papeterie qui a servi pour définir la taille du papier, puis par extension dans d’autres domaines (format d’un tableau, d’un disque, d’un écran…). Le sens informatique permet une certaine abstraction/dématérialisation bien commode pour penser le format audiovisuel, mais il n’est pas sûr que ce soit un informaticien qui ait eu l’idée de l’appliquer au « programme » de télévision (on passe de la taille qui détermine l’organisation des données visuelle au « modèle » d’organisation des données qui peut être transporté de disquette en disquette) ! Il est plus probable qu’il s’agisse d’un problème de taille/durée : la « taille » se mesure en durée à la radio, ce que reprendra la notion de format audiovisuel au sens non de la taille de l’écran mais de la durée du film : un 52’. Il s’agit de respect de l’organisation/dispositio des séquences selon un certain ordre pour tenir dans ce format temporel.

Comme tu l’indiques en effet, les mots « stéréotypie » (ou « cliché »), qui viennent de l’imprimerie et des procédés de gravure moderne, ont été empruntés pour désigner des phénomènes culturels notamment dans le champ de la psychologie sociale : la « reproduction » servant de modèle à l’identification de répétitions dans le champ des représentations et de l’analyse de la naissance et persistance des idées (idéo-logie). A tort peut-être, nous ne sentons plus ce « saut » d’un domaine à l’autre, sans doute parce que nos modèles psychosociaux sont beaucoup moins mécaniques et que, quand nous pensons « représentations », nous avons en tête des processus très complexes. Mais, il peut être utile d’y réfléchir encore quand nous analysons le « conformisme » par exemple : n’est-ce pas encore trop mécanique ? Cela dit, pour ma part, je préfère cette métaphore un peu épuisée aux métaphores épidémiologiques comme celle de « contagion » (des idées).

Je distinguerai cet épuisement et ces redéfinitions d’une part des analyses du « gabarit » ou de la « maquette », et d’autre part de la formule de « littérature industrielle ». Les premiers, me semble-t-il, obéissent à la même logique de transposition dans les formes (mise en page, longueur de l’article, contraintes d’écriture portant sur la composition, le style, etc.) de contraintes « industrielles » propres à un média donné (la presse) utilisées et ressenties comme des contraintes professionnelles et idéologiques. D’où des réactions à travers le développement du journalisme gonzo ou du new journalism ou, plus récemment, des formats longs d’articles dans les mooks. A plutôt été critiquée, donc, la notion d’ « objectivité » (autre métaphore visuelle), par exemple, pour désigner l’absence (apparente) de position qu’entraînent ces modes de découpage et d’écriture. En retour, certains journaux, comme Le Monde (Le Style du Monde, en 2000), ont publié leur charte à la fois typographique et morale, pour réaffirmer qu’on ne saurait faire de bonne presse sans une ligne éditoriale. Un peu comme la « collection » audiovisuelle permet de réaffirmer une certaine réappropriation des règles généralisées du « format » qui pourraient appauvrir tout objet audiovisuel, sous une forme spécifique, maîtrisée et éditorialisée, le « style » réaffirme que, par-delà le cas de chaque article soumis à la loi de la presse, on peut déchiffrer, dans un journal donné, les indices d’une ligne éditoriale spécifique qui évite l’uniformisation et affirme une singularité.

Je trouve intéressant, cela dit, qu’à ma connaissance aucun terme équivalent à celui de « format » n’ait émergé dans la critique professionnelle ou ordinaire de la presse. Lorsqu’on veut aller au-delà des questions ponctuelles de censure pour embrasser plus large, on constate même plutôt l’emprunt fréquent de la notion de format pour critiquer la standardisation des journaux et de l’écriture journalistique (ainsi que la formation des journalistes dans les écoles), selon la même logique qui explique ce « formatage » par l’appartenance des journaux à des groupes ayant des intérêts économiques et politiques. Sans doute, il ne s’est pas joué dans le champ professionnel de la presse la même bataille sur la mise en forme que dans le champ du documentaire, pour de multiples raisons (en particulier le fait que le journaliste, et plus encore le maquettiste, est beaucoup intégré au média que ne le sont les documentaristes), mais on peut penser aussi que la culture graphique et stylistique est moins répandue que la culture de la mise en scène audiovisuelle (la pratique amateur de la typographie et de l’écriture journalistique n’est pas aussi répandue que la pratique audiovisuelle, mais cela peut changer). Dit autrement, il y a sans doute des questions de sémiotisation des images et des sons spécifiques : l’apprentissage du « décryptage » des images se fait au travers de la maîtrise d’un certain nombre de paramètres dont l’agencement est en quelque sorte mis à nu et qui, une fois identifié, constitue la trame même de l’appréhension des formes (la mise en scène comme langage), tandis que la sémiotisation du texte écrit est probablement surdéterminée par les signifiés de la langue (favorisant la fonction référentielle au détriment de l’ « écriture »). On ne s’est pas plaint du « maquettage » de la presse. Du coup, le « style » dans la presse apparaît, à tort, plus transparent et ce sont davantage, me semble-t-il, des questions de relation au « réel » visé qui sont en cause : on compare le « réel » restitué couramment par la presse à celui dont on peut faire l’expérience soi-même, ou à celui que d’autres démarches – comme l’investigation poussée ou l’enquête immersive publiées en livres – font apparaître.

En revanche, la notion de « littérature industrielle » me paraît très proche de celle de « formatage ». Il est certain qu’Adorno et Horkheimer connaissent l’expression et la critique du roman-feuilleton par Sainte-Beuve [5] (voir le long développement d’Adorno sur la littérature populaire française et anglaise du XIXe siècle dans son article sur la télévision et les « patterns » de la culture de masse [6]), et l’on peut même penser qu’elle est l’une des sources de la notion d’ « industrie culturelle », par renversement de l’adjectif en substantif, c’est-à-dire par remontée de l’effet à la cause (là où Sainte-Beuve parle, par exemple, de « drame industriel » au théâtre, c’est-à-dire multiplie les lieux où l’art est « atteint », tandis qu’Adorno et Horkheimer identifient, eux, un système de l’ « industrie culturelle », au singulier, qui va se décliner dans les différentes branches des arts et de la culture).

L’avantage de la formule de « littérature industrielle » par rapport à celle de standardisation, en revanche, est de considérer qu’il s’agit encore de littérature, donc de formes, mais modifiées sous contraintes, et non pas de l’imposition d’un modèle externe (chose que la notion de « pattern » est censée corriger, en remontant à une sorte d’amont représentationnel – les modèles psychiques qui surdéterminent le type de récits possibles favorisant le consentement social –, mais c’est à mon avis, à nouveau, se tromper de niveau). Elle est en ce sens plus proche de formatage que de standardisation en tant qu’elle vient de la sphère professionnelle, c’est une critique interne qui se publicise, l’expression faisant florès (comme plus tard l’expression « usine à rêves » pour désigner Hollywood). Cependant, « formatage » m’apparaît correspondre à une époque de plus grande assimilation des règles du jeu puisqu’il s’agit de désigner au sein d’une culture dont l’industrialisation (ou la dimension commerciale) est acquise (et pas nécessairement vécue comme scandaleuse) une dimension industrielle, là où elle est d’emblée rejetée, et très peu décrite au niveau formel, par Sainte-Beuve (qui parle surtout du mercantilisme des écrivains et de la baisse de la qualité morale des textes). Donc là encore, il y a une continuité de certaines questions sociales et théoriques qui remontent au XIXe mais aussi des transformations importantes qu’il importe de mesurer.

D’où la nécessité, pour prendre en compte le travail formel, de ne pas s’en tenir au terme de format et de parler par exemple de « ferment », ce qui permet d’écarter la réduction mécaniste ?

Quant à la notion de « levain », que tu modifies légèrement – et joliment – en « ferment » qui n’est pas loin de forme, c’est justement une réponse théorique, ostensiblement métaphorique pour provoquer un petit écart cognitif, qui vise pourtant une réelle opérationnalité méthodologique pour que le chercheur cherche au bon endroit la « cause formelle », pour jouer avec Aristote. C’est une alternative ou un complément à l’hypothèse dominante de la « (double) naissance » d’un média dans les études sur l’intermédialité (la « vraie » ou « seconde » naissance a lieu quand la technologie se fait média), où « naissance » est d’une puissance métaphorique et sémantique (organiciste) très forte et presque aveuglante. Il s’agit, plutôt que de supposer qu’un média développe un potentiel propre (comme une plante) dès lors que les conditions sont réunies, de chercher à comprendre pourquoi les professionnels vont « choisir » telle ou telle forme disponible au sein du médium (visuel, sonore, audiovisuel…) dont ils disposent pour exprimer quelque chose (il faudrait aussi faire une critique de la notion d’ « expression » mais c’est encore une autre question !) au sein des contraintes et des potentialités offertes par un média (presse, radio, cinéma…), ainsi que pourquoi et comment les spectateurs « attribuent » telle forme à telle cause (à la « vision » d’un auteur, ou, au contraire, au point de vue mercantile d’un studio hollywoodien ou idéologique d’une chaîne de télévision). Loin en réalité du modèle « idéaliste » d’Aristote (la cause formelle est l’idée de la statue chez le sculpteur, là où la cause matérielle est la pierre qu’il utilise), il s’agit au contraire de montrer que s’exercent sur les professionnels comme sur les spectateurs des dynamiques qui les traversent en production comme en réception. J’ai lu ainsi plusieurs réactions de spectateurs qui ont vu le Dom Juan de Bluwal en streaming et ignorent qu’il s’agit d’un programme de télévision (ce qui n’est pas entièrement absurde par certains aspects, mais qui, par d’autres, bien sûr, s’oppose totalement à la réception en 1965 de « ce chef d’œuvre de la dramatique télévisuelle »). L’hypothèse réaliste que je défends est que certaines de ces dynamiques sont communes dans la mesure où producteurs et publics appartiennent plus ou moins à la même société et/ou à la même culture, et qu’il peut y avoir des passages (au moins partiels) de ressources sémiotiques d’un côté à l’autre, comme l’atteste la circulation de la notion de format (à l’instar de la musique savante qui s’est inspirée de la musique dite populaire, et réciproquement).

La continuité entre « format » (au sens critique et péjoratif) et « levain » repose sur l’idée que le « levain » désigne ce qui, au sein d’un média, relève des causes formelles par lesquelles un média « in-forme » le ou les médiums à sa disposition, agit comme facteur morphologique. Il  fait lever la pâte formelle : par exemple, pour s’adresser aux téléspectateurs chez eux, la télévision réinstaure au sein de l’image un axe d’adresse verbal et visuel en direction du spectateur que le dispositif du cinéma avait largement mis entre parenthèses, l’espace de tournage est donc transformé tout en s’appuyant sur une forme déjà existante comme le regard à la caméra mais en lui donnant un bien plus grand rôle, de même que la façon dont le spectateur regarde l’écran en est modifiée. Le « format » peut donc être vu comme la mauvaise part de ce phénomène, comme une violence faite par le média télévision au média cinéma (en imposant systématiquement une voix-off sur des images pour qu’elles soient toujours adressées sur le même mode, etc.), mais il n’épuise pas, à mon sens, la logique qu’il a permis de mettre en discours et donc en lumière, qui est profondément, par-delà la relation entre médias concurrents (ou entre professions rivales, ou entre enjeux culturels et politiques antagonistes, etc.), un problème d’articulation entre médium et média (d’où cette confirmation intéressante a posteriori de l’origine intermédiale de la notion de format que j’évoquai au début).

Tes travaux développent une approche communicationnelle des médias donnant une place déterminante au rôle politique et culturel des publics. Penser en termes de format, est-ce que cela signifie se placer dans la logique des producteurs et des diffuseurs plutôt que des publics ?

Non, puisque, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, c’est en partant des publics que j’ai compris qu’ils s’étaient appropriés la notion de format. De même que je milite pour que la notion de « point de vue » ne soit pas réservé à l’ « auteur » mais qu’on reconnaisse dans l’analyse le point de vue des spectateurs au cours de la lecture, ou au cours de la « délibération » des films et des documents audiovisuels, qui détermine des changements de positions tout au long du film  (pour détourner une phrase célèbre : « le point de vue est la chose du monde la mieux partagée » ), de même mon enquête m’a fait découvrir l’étendue de la maîtrise de la notion de « format » par les spectateurs, ce qui ne veut pas dire qu’ils l’emploient exactement comme les professionnels. La perspective délibérative permet précisément de décloisonner les espaces de la production et de la réception en montrant les ressources communes mais aussi les différences. J’observe que les spectateurs se servent bel et bien de la notion de format et que, surtout, cela atteste ainsi d’un ancrage de la sémiotisation des images et des sons (et de toute production culturelle) dans des questions de société, dont la définition du rôle des médias fait partie : dis-moi comment tu définis un média, je te dirai comment tu sémiotises… Ce qui suppose de notre part un élargissement du champ sémiotique à des questions de cet ordre : quel rapport entre la façon dont un média est pour moi une fenêtre sur la vie sociale et culturelle (musique, théâtre, sport…) et la sémiotisation du média comme forme spectaculaire (place des caméras, rôle de l’intercesseur…) ? Ou quel rapport entre la façon dont un média ne me « dit pas la vérité » et ma sémiotisation des images et des sons comme forme discursive (montage, choix des « invités » sur un plateau, des « témoins » ou des « experts » dans un film ou un reportage) ? Cela nous pousse donc à nous intéresser à des relations de lecture spécifiques qui pénètrent profondément les formes visuelles et sonores ; je distingue de plus en plus nettement modes de lecture (mode fictionnalisant, documentarisant, etc.) – et relations de lecture – qui renvoient à ce positionnement et à cet ancrage culturel et politique. Cette distinction (autre manière de penser la différence entre genre et format) est présente dans mon article sur la délibération dans Communication & Langages [7].

[1] Médiation et information (MEI), n° 39, 2015, p. 57-78.

[2] Monnet-Cantagrel Hélène, « Les séries télévisées : du format aux franchises. Pratique et esthétique des dramas américains de prime-time, créés entre 1996 et 2006 », Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, 2015.

[3] Bougerol Dominique, « Vie et survie de l’œuvre cinématographique en droit d’auteur français », Médiation et information (MEI), n° 39, p. 159-166.

[4] Schmitt Thomas, « La définition du projet documentaire : un atout pour la coopération des parties ? », Médiation et information (MEI), n°39, p. 43-56.

[5] Sainte-Beuve Charles-Augustin, « De la littérature industrielle », Revue des Deux-Mondes, septembre 1839, p. 675-691.

[6] Adorno Theodor W., « La télévision et les patterns de la culture de masse », Réseaux, n° 44-45, 1990 [1954], p. 225-242.

[7] Soulez Guillaume, « La délibération des images. Vers une autre pragmatique du cinéma et de l’audiovisuel », Communication & langages, n° 176, 2013, p. 3-32.