Les BD de Zerocalcare, décryptage d’un succès générationnel italien
par Matteo Stefanelli
enseignant-chercheur à l’OSSCOM, Institut de recherche sur la communication et les médias de l’université catholique du Sacré-Cœur de Milan
Traduction : Anaïs et Corinne Scipioni
juin 2017
Matteo Stefanelli nous offre un focus sur l’œuvre illustrée de Zerocalcare. Cet auteur de bandes dessinées italien connaît un très fort succès dans son pays depuis plus d’une dizaine d’années. Et pour cause, il aurait réussi à capter « l’essence » et les préoccupations de la jeunesse actuelle en Italie.
Dans les nombreuses études consacrées aux liens entre médias et « générations », peu de travaux se sont véritablement intéressés aux relations tissées entre ces générations et ce média spécifique qu’est la bande dessinée. Rien d’étonnant à cela, car si l’analyse des générations a été depuis Mannheim[1] au centre de la réflexion sociologique sur le changement social, le rôle des médias comme composante importante de ce processus n’a été reconnu qu’au cours des dernières décennies, portant notamment sur les cohortes qui ont suivi l’après-guerre (la plupart des textes étant ciblés sur quatre cohortes : « Après-guerre », « Boomers », « GenXers », « Millennials »[2]). Il faut cependant souligner que cette dimension générationnelle présente dans les dynamiques de production et réception de la BD a été abordée dans quelques textes historiques et théoriques : les lecteurs de l’après-guerre ou « Boomers » et le rôle du « nostalgique » chez Wright et Cremins[3] ; les imaginaires médiatiques des « Boomers » et « GenXers » chez Frezza[4]. Plus récemment, certaines études empiriques ont souligné le rôle important joué par la BD dans la (re)construction des mémoires collectives : de MAD Magazine[5] à Dylan Dog[6], en passant par les super-héros de mangas, la BD apparaît finalement comme parfaitement insérée dans la production de discours portant sur différents groupes générationnels[7]. Mais si les analyses qui ont été jusqu’alors réalisées ont surtout traité de cas antérieurs de BD, le concept même de « génération » nous invite aujourd’hui à porter notre attention sur des exemples plus récents. En effet, la bande dessinée continue de s’inscrire au cœur des processus de construction sociale des générations. Parfois avec une efficacité surprenante.
Zerocalcare, histoire d’un succès hors-norme
Parmi les raisons qui nous poussent à investir ce terrain, il y a, dans le panorama actuel des médias italiens, le succès éditorial et médiatique des bandes dessinées de Zerocalcare. Très rapidement reconnu comme « voix générationnelle » ou « auteur générationnel », son succès commercial a bouleversé le marché national de l’édition. De la première publication de l’auteur en 2011 avec La profezia dell’armadillo jusqu’au récent Kobane Calling en 2016, ses livres ont, chaque année, représenté les meilleures ventes de BD en librairie, se plaçant souvent dans le top 20 des meilleures ventes tous genres confondus. Outre ce succès commercial, ses histoires et ses dessins ont aussi été publiés dans la presse – dans le leader des quotidiens italiens, Repubblica, mais aussi dans les pages de magazines comme Internazionale ou Wired – où ils se sont révélés être de formidables ressources commerciales, capables d’accroître les ventes de ces supports. Dans le même temps, en 2015, son Dimentica il mio nome avait été inclus dans la sélection des douze ouvrages en compétition pour le Prix Strega, le plus prestigieux prix littéraire italien. Un succès jusqu’alors jamais vu pour l’édition de BD contemporaines en Italie.
La logique culturelle à laquelle appartiennent ses histoires est celle de l’épic geek, un courant qui traverse depuis longtemps les imaginaires contemporains. Son style graphique emprunte à certains codes du manga, mais aussi à la tradition de la BD comique italienne (Silver, Leo Ortolani) et de la satire dessinée (entre Andrea Pazienza et le français Boulet). Zerocalcare se met lui-même en scène comme protagoniste de ses BD, dans une sorte d’autofiction où les différentes dimensions de sa vie – travail, études, relations amicales ou familiales, loisirs – sont ponctuées par le fait de regarder des séries télé, de surfer en ligne ou de jouer aux les jeux vidéo… Les références à la culture pop – des mangas aux snacks – sont nombreuses, et constituent le principal « mobilier » / référentiel symbolique de ses narrations sardoniques qui parlent des défis constants auxquels la jeune génération de l’Italie contemporaine est confrontée.
Des BD générationnelles qui parlent des générations
Mais si la logique de l’épic geek semble fonctionner comme recette à succès dans la BD contemporaine, la nouvelle tendance à vouloir remplacer par une stratégie généraliste – tendance qui représente la « victoire du nerd[8] » à l’époque du fandom généralisé et de la culture participative, de Lost à The Big Bang Theory – ne semble pas fonctionner. Pour quelles raisons ? Principalement car le succès de Zerocalcare repose en fait sur le fait que l’auteur ait conscience de l’existence d’une « faille » dans le quotidien social de son public cible : une fracture générationnelle qui marque la différence entre un « eux » et un « nous » auquel il appartient et auquel il s’adresse. Jeunes vs vieux, précaires vs nantis, geek vs « tardifs du numérique » – Zerocalcare ne produit pas une bande « tous publics », mais une œuvre générationnelle, extraordinairement raccord avec sa cible. Dans ses histoires, l’auteur-personnage parle de l’Italie « précaire » d’aujourd’hui, souvent décrite comme un bateau constamment au bord du naufrage, dans laquelle beaucoup d’individus – y compris ses protagonistes – se retrouvent à lutter pour leur propre survie. La condition de sa génération occupe fréquemment l’auteur, et le préoccupe : « Ma génération a été coupée de tout », déclarait-il au quotidien La Stampa en 2015. En somme, les bandes dessinées humoristiques de Zerocalcare parlent, en Italie, à une cible assez générationnelle, abordant souvent des sujets propres au conflit générationnel, et interrogeant même directement le concept de génération. Il faut donc analyser, même très rapidement, certains éléments narratifs et textuels pour éclairer le statut sociologique du « phénomène Zerocalcare » et en tirer des suggestions utiles dans le cadre de nos questionnements média-générationnels.
Le succès de Zerocalcare repose en fait sur le fait que l’auteur ait conscience de l’existence d’une « faille » dans le quotidien social de son public cible : une fracture générationnelle.
Une génération vue dans le miroir de ses pratiques médiatiques
Parmi les histoires les plus réussies de Zerocalcare, il y a celle intitulée Pourquoi ne pouvons-nous pas (nous) dire trentenaires (2012). Ce récit débute par une interview : un quotidien l’avait en effet interrogé sur ce qu’il entendait par « être trentenaire ». Il explique alors que les trentenaires « sont une famille de grands mammifères ayant des caractéristiques de maturité, d’émancipation et de stabilité, éteinte depuis des décennies ». Il poursuit en explicitant certaines différences chez les trentenaires actuels et les trentenaires du passé : « les trentenaires, quand j’étais petit, se mariaient », « ils atteignaient des grands objectifs », « ils étaient bien habillés et ils mangeaient de la salade », « ils faisaient autorité ». Cette énumération ironique des différences touche pas mal de dimensions identitaires : valeurs, désirs, styles de vie. Mais le point essentiel, pour Zerocalcare, est que « les trentenaires n’existent plus, tout comme les gnomes » et que désormais « il y a l’adolescence, la post-adolescence et la fosse commune. » L’emphase comique souligne non seulement son point de vue juvénile, mais une conscience de la très problématique centralité de la condition adolescente contemporaine, qui aurait pris la place d’un parcours de maturation et dépassement de l’adolescence.
Le discours de Zerocalcare développe donc une narration autour des névroses générationnelles, dans le cadre l’Italie contemporaine et dans le contexte social – jeunisme, précarité, et affaiblissement des organismes sociaux – qui l’entoure. Il raconte le blocage identitaire des jeunes actuels et il développe plusieurs aspects pour argumenter cette thèse, mettant en avant surtout la recherche d’un travail intermittent et non qualifié (assister des gamins dans leurs devoir scolastiques ; réaliser des sous-titres pour des émissions télé…). Dans l’histoire mentionnée ci-dessus, l’auteur décrit et interprète ce sentiment d’insécurité sociale, commun à toute une génération, qui relève de la notion historique de génération : la prise de conscience du même horizon historique et symbolique partagé par les membres d’un même groupe.
Le discours de Zerocalcare développe donc une narration autour des névroses générationnelles, dans le cadre l’Italie contemporaine et dans le contexte social – jeunisme, précarité, et affaiblissement des organismes sociaux – qui l’entoure. Il raconte le blocage identitaire des jeunes actuels.
La sémantique historique, ou bien le we-sense générationnel[9] que Zerocalcare amplifie très efficacement, ne se limite néanmoins pas au rôle central dévolu au travail, mais aussi au rôle des technologies numériques. Dans cette perspective, la culture pop qui irrigue les BD de Zerocalcare dépasse la simple rhétorique geek et devient l’élément central d’une autoréflexion générationnelle. Dans de nombreux épisodes, Zerocalcare se moque de l’incompétence technologique de ses parents ou des générations précédentes. Dans une histoire publiée en 2013 intitulée Enregistre toutes les cinq minutes, l’ordinateur du personnage plante et il perd son travail (une affiche) sans avoir préalablement enregistré le fichier. Son ami imaginaire – et sa « conscience » – Tatou le réconforte, en lui expliquant qu’il n’y a rien d’inhabituel à oublier d’enregistrer un fichier. L’auteur profite de cet épisode pour élargir la perspective, et il en fait même une caractéristique propre à leur génération : « les vieux pensent toujours à enregistrer […] L’insécurité ayant volé notre avenir, il ne nous reste que ça de notre jeunesse ! Ne pas enregistrer obsessionnellement les modifications apportées aux fichiers ! ». La relation entre les technologies et les générations est un sujet qui revient souvent. On la trouve aussi dans la célèbre planche Les vieux qui utilisent le PC (2013), une reconstruction emblématique des nouvelles difficultés dans la relation avec sa mère et, plus globalement, avec tous les « analphabètes numériques ».
Dans de nombreux épisodes, Zerocalcare se moque de l’incompétence technologique de ses parents ou des générations précédentes.
Labéliser ces BD de « générationnelles » me semble, à la lumière de ces éléments narratifs, plutôt évident. Dans le cadre d’un programme de recherches théoriques et empiriques sur les générations conduites par le Centre OSSCOM, à l’Université Catholique de Milan, nous avons souligné la nature fortement autoréflexive de la notion de génération[10]. De surcroît, nous avons identifié une dynamique commune dans la production des discours et des mémoires générationnelles, à savoir la prise de distance avec les générations précédentes et suivantes[11]. La construction sociale des générations se fait à la fois par l’auto-perception d’un we-sense et par la différenciation d’avec les groupes sociaux les plus proches. Les médias et les technologies sont utilisés, voire cités, par les membres d’une même génération pour produire ce mécanisme, et Zerocalcare – en qualité de citoyen/auteur « Millenial » – s’inscrit donc parfaitement dans ce double processus. Le succès obtenu par ses BD doit être interprété, inévitablement, comme le reflet d’une reconnaissance identitaire par sa communauté de lecteurs.
La construction sociale des générations se fait à la fois par l’auto-perception d’un we-sense et par la différenciation d’avec les groupes sociaux les plus proches. Les médias et les technologies sont utilisés, voire cités, par les membres d’une même génération pour produire ce mécanisme, et Zerocalcare – en qualité de citoyen/auteur « Millenial » – s’inscrit donc parfaitement dans ce double processus.
Une génération révélée aussi dans les pratiques médiatiques de l’auteur
La compréhension sociologique du rôle des médias dans les processus de construction des générations a notamment fait l’objet de travaux par Bolin[12]. Il ne s’agit en effet pas seulement de distinguer les traits « attribués » et les traits « acquis » à travers les sémantiques générationnelles, mais aussi de prendre en compte le contexte de production et de réception du medium même auquel le texte de Zerocalcare appartient. Il ne faut, à ce titre, pas sous-estimer certains paramètres comme le début de sa carrière dans la BD et la pré-publication de la plupart de ses histoires (jusqu’en 2015) sur Internet et plus particulièrement sur son blog.
En fait, le succès de Zerocalcare en Italie a largement coïncidé avec le développement de Facebook et des smartphones. La circulation de ses BD – des histoires brèves, publiées en scrolling vertical, et éditées tous les lundis – depuis fin 2011 a bénéficié de la diffusion massive des réseaux sociaux et des pratiques de partage viral des contenus, dans un contexte historique bien précis : les années de l’affirmation sociale des dispositifs et des comportements du « Web 2.0 ».
Le succès de Zerocalcare en Italie a largement coïncidé avec le développement de Facebook et des smartphones.
Zerocalcare n’a pas inventé le modèle du blog BD italien mais il en est assurément la vedette et en a créé le marché. Dans le même temps, il a rapidement fait évoluer ce modèle, grâce à la mise en place d’une stratégie synergique « blog / édition papier » avec son éditeur Bao Publishing. Pendant cinq ans, il a nourri une innovation culturelle fondée sur l’innovation technologique, qu’il a aussi relativisée ; aujourd’hui, après avoir presque abandonné son blog, sa bio Twitter affirme : « Cette chose-là du lundi, c’était il y a longtemps. Now, on a tout foutu en l’air ».
En conclusion, on peut dire que Zerocalcare est un phénomène « générationnel » : il met en scène des narrations sur les « Millenials », il est lu par des « Millenials » et il est médiatisé comme un véritable symbole générationnel, s’étant imposé dans un écosystème – les réseaux sociaux – qui est central dans le panorama des pratiques d’une génération dite « native numérique ». Dans son parcours, nous pouvons voir l’illustration parfaite du processus de « generationing » décrit par Bolin[13] : à savoir la formation d’une communauté – l’auteur et ses lecteurs – en tant qu’identité sociale auto-perçue, soutenue et alimentée par des types spécifiques de nostalgie qui établissent des différences et des distinctions générationnelles.
Comme tout « gros succès » culturel, son statut sociologique relève aussi de certaines dimensions qui ne sont pas nécessairement liées aux stricts processus de construction sociale des générations[14]. Une analyse plus approfondie pourrait ainsi mieux éclairer son « statut générationnel » : en se concentrant sur son horizon domestique, son ironie et son indulgence qui présentent certains traits non seulement typiques de générations « passives » selon les arguments de Edmunds et Turner[15], mais qui sont aussi emblématiques d’une approche rhétorique – dans le sens proprement linguistique – propre à l’autoréflexion générationnelle.
Sans doute le « phénomène Zerocalcare » nous questionne-t-il de façon pertinente sur ces sujets. D’un côté, il relance le potentiel générationnel d’un medium, la BD, qu’on avait cru dédié à un certains types de lecteurs appartenant au passé. Et d’un autre côté, son succès renforce l’importance de la représentation et de l’incarnation de l’identité d’une génération dans les médias italiens.
[1] Mannheim Karl, « The problem of generation », in Essays on the Sociology of Knowledge, Routledge & Keegan Paul, London, 1928.
[2] Colombo Fausto et alii (direction), Media e generazioni nella società italiana, Franco Angeli, Milan, 2012 ; Bolin Goran, Media generations. Experience, identity and mediatised social change, Routledge, New York, 2017.
[3] Wright Bradford W., Comic Book Nation : The Transformation of Youth Culture in America. The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 2003 ; Cremins Brian, Captain Marvel and the art of nostalgia, University Press of Mississippi, Jackson, 2017.
[4] Frezza Gino, Le carte del fumetto. Strategie e ritratti di un medium generazionale, Liguori, Napoli, 2008.
[5] Magazine satirique américain créé en 1952 par William Gaines. Mad Magazine est connu pour ses caricatures de la culture pop.
[6] Héros de bande dessinée italienne, Dylan Dog est un détective privé résolvant des enquêtes surnaturelles.
[7] Stefanelli Matteo, « Identità generazionale e media : il caso del fumetto », in AA. VV., AIS – Giovani Sociologi 2008, Scriptaweb, Napoli, 2009 ; Aroldi Piermarco et Ponte Cristina, « Adolescents of the 1960s and 1970s : An Italian- Portuguese Comparison between Two Generations of Audiences », in Cyberpsychology, vol. 6: 2, 2012 ; Bolin Goran, « Media Generations : objective and subjective media landscapes and nostalgia among generations of media users », in Participations, vol. 11 : 2, 2014.
[8] Intello
[9] Corsten Michael « The Time of Generations », in Time and Society, Vol. 8, p. 249-272, 1999. En développant le travail de Mannheim, Michael Corsten (1999) a repris du sociologue Heinz Bude la catégorie de « we sense » pour mieux dépasser l’approche démographique des générations, et pour préciser l’idée que le lien générationnel est basé sur une forme d’identification collective « émotionnelle ». Chez Corsten, le we sense est donc la « conscience partagée » qui caractérise l’auto-reconnaissance chez les membres d’une génération : une génération serait telle, depuis cette influente théorie pour les Generational studies, quand elle est capable de produire un ordre dominant de sens, nourri et continué par les pratiques de discours réalisées entre les membres de la même génération.
[10] Aroldi Piermarco « Ripensare il rapporto tra media e generazioni: concetti, indicatori, modelli », in Colombo et alii, cit., 2012.
[11] Rossi Luca et Stefanelli Matteo, « I media per raccontarsi e raccontarsela. L’indagine empirica, tra vissuti e discorsi », in Colombo et alii, cit., 2012.
[12] Bolin Goran, Media generations. Experience, identity and mediatised social change, Routledge, New York, 2017.
[13] Ibid.
[14] Aroldi Piermarco et Colombo Fausto (direction), Successi culturali e pubblici generazionali, LINK Ricerche / RTI, Cologno Monzese, 2007.
[15] Edmunds Jane et Turner Bryan, Generations, culture and society, Open University Press, Buckingham, 2002.
Pour aller plus loin :
Le dessinateur Zerocalcare
Zerocalcare est aujourd’hui l’illustrateur de Bande Dessinée le plus connu d’Italie. De son vrai nom Michele Rech, à seulement 33 ans, il a déjà six albums à son actif et les jeunes générations se les arrachent. Ses romans graphiques sont souvent inspirés d’éléments de sa vie, ce qui donne un ancrage très réaliste à ses histoires et lui a permis de rencontrer son public. Les jeunes générations d’Italiens peuvent se retrouver dans ses récits de vie, ses anecdotes sur la jeunesse, les crises d’identité, la situation économique compliquée… Récemment il a fait sensation au Festival d’Angoulême avec sa BD-reportage Kobane Calling sur la résistance kurde en Syrie, Irak et Turquie.