« Mourir en martyr » dans le journal : enjeux d’écriture et de pouvoirs
Par Maud FONTAINE,
Doctorante, laboratoire GRIPIC
En convention CIFRE au Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie, avec le soutien du Fonds pour les soins palliatifs
juin 2016
L’expression « mourir en martyr » a été maintes fois reprise ces derniers temps. Mais elle n’a pas toujours fait référence au terrorisme qui frappe de nombreux pays dans le monde. Maud Fontaine propose ici un détour historique : en comparant des représentations du martyr dans des productions journalistiques, entre 1885 et 2015, elle permet de mieux comprendre la façon dont nous partageons collectivement du sens autour de ce phénomène aujourd’hui, et permet de saisir les évolutions de la société française toute entière.
Les funestes événements qui ont récemment touché notre pays et brisé des vies humaines au nom d’une religion réquisitionnée semblent venir interroger – sinon, mettre en difficulté – le journalisme. En effet, l’expression de « mort en martyr » est porteuse d’une prétention loin d’être anodine : celle d’être un ultime témoignage, attestant que l’homme qui meurt au nom de ses croyances est porteur d’une vérité sur le monde. C’est en interrogeant spécifiquement les représentations de la « mort en martyr » en journalisme et ce dernier dans sa responsabilité à la fois politique et sociale, que nous souhaiterions proposer ici quelques pistes de réflexion autour de la « mort en martyr ». Quelles difficultés se posent au journalisme dans la publicisation de « vérités » qui ne sont a priori pas les siennes ? D’une manière plus générale, quels sont les enjeux de la publicisation de la « mort en martyr » pour le journalisme ? La « mort en martyr » ne trouve-t-elle pas finalement sa mécanique dans le processus de publicisation en lui-même ?
Nous proposons d’apporter un éclairage sur le régime journalistique contemporain par le biais d’une prise de recul temporelle, dans une perspective dite généalogique. De ce fait, nous comparerons les représentations de la « mort en martyr » dans les journaux de 2015 et de 1885, périodes durant lesquelles le journal ne tient pas le même rôle symbolique dans le social. L’année 1885, étudiée dans le cadre d’un travail doctoral, s’inscrit en effet dans une période bien particulière de l’histoire médiatique qualifiée de « civilisation du journal » [1]. Elle renvoie, selon Christian Delporte, à un moment où s’affirment la presse capitaliste et l’information de masse et où le journalisme commence à se professionnaliser [2]. Aujourd’hui, le journal incarne plutôt une qualité de l’information journalistique, obéissant à des logiques d’actualité et de périodicité. Ces dernières diffèrent du régime d’actualisation des médias informatisés qui s’élabore sur des temporalités plus courtes, au sein d’un paysage médiatique qui s’est étendu et diversifié [3]. C’est donc au titre d’autorité symbolique que nous interrogerons le journal contemporain ici.
Nous verrons dans un premier temps dans quelle mesure le journalisme a participé de la construction et de la circulation du martyr comme figure religieuse à la fin du XIXe siècle. Dans un second temps, nous montrerons que les représentations de la « mort en martyr » résultent d’un processus de construction sociale et culturelle, auquel participe le régime journalistique. Nous tenterons de comprendre dans quelle mesure la figure du martyr s’est métaphorisée, entraînant une désacralisation du martyr. Dans un troisième temps, nous verrons dans quelle mesure la banalisation de la figure désacralisée du martyr pose problème lorsqu’elle s’applique à la figure contemporaine du « martyr djihadiste ». Enfin et dans un dernier temps, nous mettrons en évidence quelques ressorts journalistiques visant à dénaturaliser le discours ainsi banalisé du martyr.
Le martyr, une figure religieuse catholique dans le journal en 1885
On considère que le mot « martyr », qui vient du grec martus, le « témoin », est né au milieu du XIe siècle afin de désigner « une personne qui a souffert pour attester de [sic] la vérité de la religion chrétienne » [4]. Le martyr est une figure qui incarne son concept voisin, le martyre, qui vient du grec martyrion (« témoignage ») et renvoie au « témoignage apporté par celui qui souffre, puis sa souffrance elle-même, les tourments endurés et la mort pour sa foi ou une cause, un idéal » [5]. Si le sens du mot « martyr » a évolué depuis et en particulier dans le journal comme nous allons le voir, il s’agit donc d’abord d’une notion mobilisée dans le discours et les représentations religieuses [6]. Cette dernière nous rappelle ainsi la tragédie du martyre de Polyeucte de Mélitène racontée par Corneille, ou encore les tableaux de l’iconographie religieuse. La fresque du Martyre de Saint Pierre peinte par Michel-Ange dans la chapelle Paolina du Vatican et représentant la scène biblique de la crucifixion de Saint Pierre, tête en bas, en constitue un exemple bien connu parmi tant d’autres. Il n’est donc pas étonnant qu’en 1885, les journaux français, qui s’inscrivent dans un contexte politique, social, culturel mais également religieux, mobilisent de nombreuses expressions relevant du motif de de la « mort en martyr ». Ce phénomène se manifeste au sein de titres aussi diversifiés que Le Gaulois, Le Journal des Débats Politiques et Littéraires, Le Petit Parisien ou Le Temps. Si l’année 1885 s’inscrit en plein processus de laïcisation en France qui n’aboutira qu’avec la loi de 1905, les journaux restent donc marqués, à la fin du XIXe siècle, par une culture religieuse, traditionnellement chrétienne et plus spécifiquement catholique, ce qui est rendu visible par une étude des représentations de la « mort en martyr ». Néanmoins et comme nous allons le voir plus loin, la figure du martyr semble se transformer avec le temps et se déplacer de la sphère religieuse aux sphères politique et sociale.
Seul le journal La Croix célèbre continument ses martyrs au sens strict entre 1885 et 2015. Outre le nom du quotidien qui signale déjà une mort en martyr – celle de Jésus Christ également mise en image au début de chaque numéro du journal du XIXe siècle – les auteurs du journal évoquent de manière très naturelle des « morts en martyrs », comme dans un article évoquant un « pèlerinage au tombeau de Saint Denis et de ses compagnons martyrs » [7]. Dans le journal contemporain du même nom, on retrouve majoritairement l’expression de « mort en martyr » dans la rubrique « liturgies », qui désigne autant un rituel qu’elle signale un espace religieux dans le journal. Les martyrs y sont mis en listes avec d’autres figures célébrées telles que les saints, les anges et les apôtres. Il arrive également que le titre contemporain La Croix fasse entrer le martyr dans le temps du journal quotidien en l’inscrivant au sein de son bandeau, sous la date du journal identifiée comme jour d’un saint. Cet exemple montre que la « mort en martyr » se ritualise dans un titre périodique spécifique, en même temps que ce dernier s’étoffe et s’organise.
La célébration de la « mort en martyr » dans le journal La Croix se réalise donc de manière différente entre les deux époques, dans un contexte politique, social et religieux nouveau mais aussi sur un journal qui a nettement changé, en tant que support. À cette exception près et d’une manière plus générale, les expressions de « mort en martyr » se font plus rares et se déplacent avec le temps. Elles n’apparaissent aujourd’hui, comme nous allons le voir, qu’à l’occasion d’événements au cours desquels il s’agit d’ériger des figures, de victimes comme de bourreaux.
L’enjeu historique de construire des figures héroïques pour les vivants
Suivant l’époque et le lieu du journal dans lequel elle s’inscrit, l’écriture de la « mort en martyr » participe également à l’élaboration de la figure de héros, morts parce que restés fidèles à leurs convictions ou à leurs valeurs malgré les menaces pesant sur leur vie. C’est ainsi que le journal Diario, cité par Aujourd’hui en France dans un article du 13 juillet 2015 [8], qualifie le jeune Angel Escalante Perez de « martyr de la dignité ». Selon le journal français, le garçon de douze ans avait en effet été sommé par des narcotrafiquants « de choisir entre tuer un homme ou être tué » et l’enfant aurait « choisi la mort » : la victime devient alors héros. L’écriture de la « mort en martyr » peut ainsi servir au processus de construction des grands hommes car, comme l’évoque Adeline Wrona, « le propre du « grand homme » est de souder une mémoire collective autour d’une vie élevée au rang de symbole » [9]. Ce phénomène est d’autant plus vrai si la mort est précédée d’un martyre, c’est-à-dire d’une souffrance censée attester la vérité de croyances. D’ailleurs et suivant l’héritage chrétien, mourir dans la « souffrance et [la] maladie peuvent contribuer à « épurer » une âme » [10]. Cette conception de la mort donne naissance à un ressort dramatique contribuant à réactiver le lien entre littérature et journalisme dans le journal de 1885, comme dans la citation ci-dessous, tirée d’un feuilleton du Temps : « Le vrai amour de la femme, dit-elle, ne se contente pas, à mon avis, des joies banales ; il vit de dévouement, il s’ennoblit par la souffrance, il court au-devant du sacrifice ; son rêve le plus cher est le martyre. » [11] Cette citation montre bien dans quelle mesure la « mort en martyr » peut aussi s’inscrire dans l’esthétique romantique du journal du XIXe siècle. La construction journalistique de héros par la figure du martyr est donc historique et cohabite, dans le journal de la fin du XIXe siècle, avec celle de la figure catholique.
Entre 1885 et 2015, le double processus d’effacement de la figure catholique du martyr d’une part et de persistance de la figure désacralisée du martyr d’autre part, indique le passage à un usage métaphorique du martyre dans le journal. Autrement dit, le martyre se désacralise en se métaphorisant. Une hypothèse que l’on peut formuler ici est que cet usage métaphorique obéit à plusieurs logiques, dont la laïcisation de la société et l’enjeu de professionnalisation du journalisme consacré par la loi dite Brachard de 1935. Avec cet usage métaphorique, la connotation religieuse du martyre est sollicitée pour donner un poids symbolique au politique ou au quotidien et aux figures qui les accompagnent. On peut dire que la culture journalistique imbibe la mémoire sociale avec une métaphorisation qui évoque la scène figurative du martyr. Le martyre devient alors un concept communicationnel et médiatique en lui-même, qui participe de la banalisation de la figure du martyr. Il constitue une forme de conquête de la visibilité et de l’espace public.
De cette banalisation peut résulter une perte de vue de la valeur métaphorique du martyr. Ceci est rendu visible par des fautes d’orthographe repérées dans les journaux écrivant aussi bien « martyr » que « martyre », témoignant d’une probable méconnaissance de la différence originaire entre ces deux notions. Ainsi la métaphore peut, par moments, devenir catachrèse : la métaphore s’émousse alors dans un quotidien plus ou moins anodin. C’est également ainsi que la « mort en martyr » n’est pas seulement mise au service de la construction de héros ; elle peut tout aussi bien désigner des bourreaux. En d’autres termes, elle peut être réappropriée très différemment suivant les contextes, en particulier parce qu’elle cristallise des enjeux aussi bien sociaux que politiques. Elle est un véritable être culturel, tel que défini par Yves Jeanneret [12].
La « mort en martyr » du djihadiste : enjeu de publicisation, jeux de témoignage et guérilla sémiotique
Les attentats djihadistes, qui ont touché récemment la France ainsi que de nombreux autres pays du monde et dont se sont largement emparés les journalistes français, viennent toutefois questionner les effets de banalisation décrits plus haut. En effet et avec la « mort en martyr » djihadiste, le journalisme est pris dans une tension entre, d’un côté, l’injonction de relater les faits d’actualité et de l’autre, le fait que la « mort en martyr » ne peut exister que si elle peut être dite et circuler. Ainsi, la « mort en martyr » ne peut prendre sa pleine fonction de témoignage qu’à la condition qu’elle puisse être vue, regardée. Or, « faire savoir » est précisément une des fonctions principales du journal décrites par Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu [13] qui offre des publics et des regards permettant au « témoignage » d’exister. Ajoutons à cela que médiatiser les « martyrs djihadistes » participe d’une certaine manière à jouer le jeu des djihadistes dont l’objectif est d’embrigader par le biais de la médiatisation et à construire des figures héroïques offertes à l’identification. De fait, la « mort en martyr » force le journalisme à inventer des stratégies pour maintenir sa propre conception de l’information, comme nous le verrons ci-après.
Les attentats de 2015 en France interrogent le journalisme à bien d’autres niveaux, notamment par le véritable jeu conceptuel de témoignage qu’ils engagent. D’un côté, le témoignage, comme réalité juridique et journalistique, indique un mode de présence dans l’espace public. Le témoin raconte et, par-là, établit ce qui est survenu [14] et le journalisme consiste à la fois à faire parler les témoins, tout en prétendant être témoin lui-même. Comme l’évoque Anne Beyaert-Geslin dans le cas particulier du reporter, celui-ci « travaille sur les traces de l’événement et n’entend que les témoignages qui lui confèrent au mieux le statut de « témoin de témoin » » [15]. De l’autre côté, le martyre en tant que témoignage, la catachrèse de la métaphore à laquelle le journalisme participe, devient problématique avec la prétention des djihadistes de langue française de séduire les gens à partir du martyre. La rencontre entre ces deux conceptions du témoignage entraîne une concurrence dans la prétention à témoigner entre le martyr et le journaliste. À propos de l’expression « kamikaze », Paolo Fabbri notait déjà en 2004 cet aspect concurrentiel : « Nous savons qu’en situation de conflit la langue aussi va au front, et que la première victime est la vérité des choses. Les mots employés par les belligérants sont des marques des points de vue opposés, des terminaux des stratégies. On peut dire en fait que l’action des Palestiniens est un suicide, ou bien un assassinat, ou encore les deux. Certains en font un geste personnel de psychotique, de serial killer, ou une hystérie collective, d’autres au contraire leur reconnaissent l’engagement pour une cause, qui les appellent « terroristes ». Pour beaucoup d’Israéliens l’action kamikaze est militaire, pour beaucoup d’Arabes, en revanche, elle est un acte de martyre » [16].
En l’occurrence, comme le signale Paolo Fabbri, la reprise d’un terme lié à la tradition religieuse par les partisans français des actes terroristes assure un cumul des rôles de la victime, du bourreau et du témoin. De fait et dans ce contexte, la publicisation du martyre a pour incidence une véritable guérilla sémiotique, une bataille autour des valeurs avec le vocabulaire dans l’espace public, obligeant le journaliste à trouver des procédés de déconstruction du martyre comme témoignage, comme nous allons le voir ci-dessous.
Entre opérativité symbolique et procédés sémiotiques de déconstruction de la force sacrée de la « mort en martyr »
Avec la « mort en martyr », le journalisme se trouve confronté à un véritable problème : celui de déconstruire ce qui est devenu le concept communicationnel et médiatique de martyre. Il s’agit pour le journalisme de neutraliser la force sacrée du martyr qu’il a lui-même contribué à forger par métaphorisation. Nous rejoignons donc ici les contributions proposées par François Ernenwein et Sophie Badie dans la revue imprimée Effeuillage [17] autour d’un problème commun : celui de la façon dont les médias d’information trouvent le moyen de reprendre l’initiative et d’adopter une posture devant le fait accompli de la présence médiatique des discours et images terroristes. Ainsi, l’un des moyens de créer une distance avec l’information qu’il diffuse sera dès lors pour le journalisme de faire témoigner des proches sur le désir d’un individu de « mourir en martyr », comme c’est le cas dans l’extrait suivant : « Il disait qu’il était l’élu, explique-t-elle, qu’on l’attendait là-bas et que, s’il n’y allait pas, ils allaient perdre la guerre, imaginez la situation ! Du jour au lendemain, votre enfant vous dit qu’il veut mourir en martyr » [18]. La place du proche joue un rôle ici tout à fait singulier ; elle fait lien entre le djihadiste et la communauté avec laquelle il a choisi de rompre et qui est aussi la communauté de lecteurs du journal.
Nous pouvons également noter que le journalisme évoque la « mort en martyr » en termes d’idéologie qu’il s’agit de déconstruire, d’expliciter, dont il s’agit de retracer la naissance et l’évolution. L’extrait suivant, commentant la « mort en martyr » djihadiste, est emblématique de cette volonté ; le journaliste y propose de décrire « « l’engrenage » de la radicalisation » à partir de la citation des propos d’un repenti djihadiste : « « On en arrive à vouloir donner un sens à sa mort plutôt qu’à sa vie, un sens spectaculaire », analyse-t-il. Passer d’une supposée lutte contre l’injustice à la mise en scène de sa propre fin, sans retour possible. Les cavales meurtrières des Merah, Kouachi ou Coulibaly disent-elles autre chose que ce tunnel mortifère ? » [19] L’écriture journalistique consiste également en un retour sur les signes annonciateurs de l’événement ; elle propose non seulement de retracer un parcours mais également de renommer « la mort en martyr » elle-même. L’emploi des termes de « terroristes » et de « kamikazes » permet ainsi aux journalistes d’échapper à l’emploi d’une expression qu’ils choisissent de ne pas faire leur. Ceci permet de désigner un autre type de « mort en martyr » et de figure : celle du bourreau qui cherche à tuer en même temps qu’il se détruit, qui désigne moins un témoignage qui se fait par la souffrance (le martyre) que par la mort qui tue l’Autre.
Par ailleurs, il est intéressant de relever qu’en 1885, l’expression de « mort en martyr » est employée de manière tout à fait naturelle par les journalistes. Elle ne fait donc pas l’objet de citation, n’est pas écrite entre guillemets pour témoigner d’une certaine distance à l’égard de l’expression. Cette dernière est naturalisée, prise en charge par le journaliste sur le plan énonciatif. Aujourd’hui, la « mort en martyr » djihadiste nécessite pour le journalisme de mettre en scène cette réécriture. C’est notamment le rôle des guillemets que de signaler une dénaturalisation d’une expression, comme l’a fait par exemple le quotidien Aujourd’hui en France en écrivant : « Dans une autre vie, celui qui est désormais considéré comme « martyr » de sa cause s’appelait Kevin. » [20] Montrer ce geste de réécriture constitue donc un moyen pour le journalisme de dénaturaliser une expression qu’il continue de banaliser dans le même temps. Cette volonté de déconstruction entre en effet en tension avec le fait que l’écriture du martyre djihadiste institue ; pour le dire autrement, en disant, le journalisme fait et ce, justement du fait des dimensions communicationnelle et médiatique du martyre que nous avons soulignées précédemment. C’est notamment le cas dans l’extrait suivant, tiré d’un article de La Tribune décrivant « le questionnaire d’embauche » d’Al Qaida : « Plus le questionnaire avance, plus les questions se font personnelles. « Avez-vous été en prison ? » « reçu un entraînement militaire ? », « utilisez-vous un vrai ou un faux passeport pour voyager? ». Enfin vient LA question : « Voulez-vous exécuter une opération suicide? » Et : « Qui devons-nous contacter si vous devenez un martyr? » » [21].
Cette dimension instituante par le texte ou pour le dire autrement, cette opérativité symbolique [22], se réalise toutefois de façon très encadrée, le plus souvent sous forme de propos rapportés comme nous pouvons le voir ci-dessus. La banalisation est maintenue avec l’écriture de la « mort en martyr » djihadiste mais elle se réalise de manière beaucoup plus encadrée que dans le cas des figures héroïques. Cette prise de recul avec la « mort en martyr » qui commence à faire problème pour le journalisme pourrait s’étendre à des sujets qui ne sont plus en lien avec le djihadisme. On peut par exemple lire, au sein d’un article paru dans Libération à la fin de l’année 2015 traitant de la mise en ligne du « Journal » d’Anne Frank, que le maître de conférences Olivier Ertzscheid« ne veut pas devenir « un martyr de la cause », mais se dit « prêt à assumer et à mettre le texte en ligne » » [23].
Des figures qu’on admire aux figures qu’on dénonce, la « mort en martyr » ne convoque donc pas le même objet dans le journal au cours du temps. Elle est à ce titre une véritable construction sociale, culturelle et journalistique. Le journalisme participe de la mémoire sociale de cette notion qui, entre 1885 et 2015, prend de la force et se banalise par métaphorisation. Cette banalisation vient toutefois poser problème au journalisme par sa dimension instituante : le martyre est un véritable concept communicationnel et médiatique dont la publicisation est l’enjeu., En effet, le journalisme ne se prive pas de reprendre et de répéter l’expression de « mort en martyr »en même temps qu’il tente de la déconstruire. Toutefois, si la figure du martyr suppose des négociations énonciatives complexes, c’est parce que le martyre est une prétention liée à un régime de publicisation qui donne une visibilité à la force de croyances. En tant que témoignage d’une vérité, la « mort en martyr » ne trouve pas seulement son aboutissement dans le processus de publicisation ; elle y trouve sa mécanique à laquelle participe le médiatique. De fait, le « témoignage » djihadiste entre en concurrence avec le témoignage journalistique dans une prétention à porter des valeurs et à en faire une historiographie.
[1] Kalifa Dominique, Regnier Philippe, Thérenty Marie-Ève, Vaillant Alain (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXème siècle, Nouveau Monde Éditions, coll. « Opus Magnum », 2011.
[2] Delporte Christian, Les journalistes en France (1880-1950). Naissance et construction d’une profession, Seuil, coll. « XXème siècle », 1999.
[3] Wrona Adeline, Face au portrait, De Sainte-Beuve à Facebook, Hermann, 2012, page 390
[4] Il s’agit de la définition proposée par l’Académie française.
[5] Il s’agit de la définition proposée par l’Académie française.
[6] Boyarin Daniel, Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, Bayard, 2004.
[7]« Quelques pèlerinages parisiens », La Croix, le 27 septembre 1885, p. 2.
[8] Moreno Alice, « Le tragique sacrifice d’Angel, 12 ans », Aujourd’hui en France, le 13 juillet 2015, p. 12.
[9] Wrona Adeline, « Figures du grand homme », dans Pagès Alain (éd.), Zola au Panthéon: l’épilogue de l’affaire Dreyfus, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 176.
[10] Carol Anne, Les Médecins et la mort. XIXème-XXème siècle, Flammarion, coll. « Historique », 2004, p. 41.
[11] Edmond Charles, Le Temps, 29 mai 1885 : « Le Trésor du Guèbre », p. 1.
[12] Un être culturel est un concept développé par Yves Jeanneret pour désigner « un complexe qui associe des objets matériels, des textes, des représentations et qui aboutit à l’élaboration et au partage d’idées, d’informations, de savoirs, de jugements ». Voir Jeanneret Yves, Penser la trivialité. Volume 1 : La vie triviale des êtres culturels, Hermès-Lavoisier, coll. « Communication, médiation et construits sociaux », 2008, p. 16.
[13] Mouillaud Maurice et Tetu Jean-François, Le Journal quotidien, Presses Universitaires de Lyon, 1989.
[14] Beyaert-Geslin Anne, L’Image préoccupée, Hermès-Lavoisier, 2009, p. 64.
[15] Ibid., p. 69.
[16] Fabbri Paolo, « Kamikaze », Segni del Tempo, éditions Meltemi, 2004. Cette citation est tirée de la traduction proposée par Yves Jeanneret dans « La provocation sémiotique de Paolo Fabbri. 1. Babel heureuse ou malheureuse », Communication et langages, n°146, 4ème trimestre, 2005, page 143.
[17] Ernenwein François, « Face à l’horreur, les rédactions ont choisi de ne pas en rajouter », Effeuillage, n°5, p. 38-40 ; Badie Sophie, « Images d’exécutions et médias : les nouvelles liaisons dangereuses », Effeuillage, n°5, p. 41-45.
[18] Sterlé Caroline, Aujourd’hui en France, 15 janvier 2015 : « Des parents prêts à intervenir à l’école », p. 4.
[19] Schittly Richard, Le Monde, 26 février 2015 : « David Vallat, ex-djihadiste, raconte « l’engrenage » de la radicalisation », p. 9.
[20] Jacquard Nicolas, « La sanglante dérive de Kevin le jihadiste », Aujourd’hui en France, le 25 mai 2015, p. 12.
[21] Rolland Sylvain, « L’administration Obama dévoile le questionnaire d’embauche d’Al-Qaida », La Tribune, le 22 mai 2015, p. 55.
[22] Quéré Louis, Des miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Éditions Aubier Montaigne, 1982.
[23] Cario Erwan, « Les ayants droit menacent ceux qui voudraient mettre Le Journal d’Anne Frank en ligne », Libération, le 30 décembre 2015, p. 9.