(Re)penser la place des marques dans les dispositifs multi-écrans
par Clément Picard
Fondateur des Screen Doctors
juin 2016
Clément Picard est consultant pour les médias et les marques. Pour Effeuillage, il livre sa vision des conditions de développement du fameux « second écran », celui qui nourrit tant de discours, d’espoirs et même de fantasmes chez les diffuseurs. Pour financer des dispositifs multi-écran ambitieux, il préconise une solution : faire des marques les adjuvants de la création. Ne pas les reléguer au rang de producteurs de discours publicitaires, mais au contraire les intégrer dans le processus médiatique pour inventer avec elles de nouvelles ressources. Il milite pour que les marques ne soient pas des acteurs de seconde zone du second écran.
C’est le nerf de la guerre. La question du financement des dispositifs digitaux est un sujet qui revient régulièrement dans les discussions que nous menons avec des auteurs, des producteurs et des diffuseurs. Car même si les budgets sont bien inférieurs à ceux d’un programme télévisé, le développement d’un second écran représente un coût certain. Les chaînes sont étant peu enclines à rallonger les budgets, quelles solutions peuvent être trouvées pour financer ces dispositifs ? C’est la question que nous proposons de creuser ici.
Multi-écran ou transmédia ? À la différence de la logique transmédia, qui pense une dissémination des contenus dans l’espace et dans le temps et des utilisateurs au comportement « migrateur »[1] qui passeraient d’un support à un autre pour vivre une expérience dans le temps long jour après jour, la logique multi-écrans consacre une consommation avant tout simultanée au programme télévisé ou en tout cas concentré autour de celui-ci (avant, pendant et après).
Parler de multi-écran plutôt que de transmédia c’est, en outre, valoriser une expérience à la carte où l’utilisateur a le choix d’aller plus loin, de faire un pas de côté pour mieux comprendre, d’accéder à des contenus enrichis, de les archiver, de jouer, de participer s’il le souhaite, mais où l’utilisation de l’ensemble du dispositif n’est pas indispensable pour comprendre le propos, ni nécessairement chronophage.
Si la pensée transmédia constitue à bien des égards un excès de théorisation éloignée des pratiques réelles des usagers, elle n’en demeure pas moins un repère, une bonne limite, autant qu’une direction, celle du rapprochement des supports et des formes.
[1] Jenkins Henry, La culture de la convergence, des médias au transmédia, Armand Collin, 2013.
La nécessité d’intégrer des marques
On peut considérer que le développement d’une expérience en phase avec les attentes et les comportements des téléspectateurs via un second écran participe au rayonnement du programme, qu’il peut donc attirer des téléspectateurs, augmenter l’audience globale et favoriser les recettes publicitaires. L’hypothèse est logique. Mais cette relation de causalité s’avère pourtant complexe à démontrer par les chiffres, puisqu’il est difficile d’évaluer combien de spectateurs sont gagnés par le biais du second écran.
C’est dans ce contexte que nous prenons un parti qui nous semble moins incertain : l’intégration des marques. Nous y voyons une nécessité et une opportunité, à plusieurs titres. Une nécessité pour les producteurs et les diffuseurs, mais également pour les annonceurs. En effet, l’évolution des usages et notamment ceux de consommateurs de plus en plus « multi-tâches » a pour conséquence une déperdition de la qualité des contacts publicitaires. Les annonceurs ont donc besoin de trouver d’autres façons de communiquer, plus en phase avec cette consommation multi-écrans. Et dans une période d’attrition des budgets publicitaires, proposer des espaces de communication plus abordables et plus ciblés qu’une campagne TV classique constitue une réelle opportunité pour continuer à attirer des annonceurs.
Bien qu’elle ait la particularité d’intégrer de nouveaux supports, la production multi-écran reste avant tout une production médiatique qui ne peut échapper aux logiques économiques et à l’intégration d’annonceurs. Mais si on retrouve de ce point de vue une situation assez classique en économie des médias, les formes de communication des marques doivent, elles, évoluer. Il ne s’agit pas, par exemple, de diffuser sur le second écran un spot de publicité, y compris avant une vidéo (en « pré-roll »). Ni même de se contenter de positionner un logo tout seul dans un coin. Et encore moins de tenir un discours commercial pour tel ou tel produit. L’aversion du public pour les formes traditionnelles de la publicité est encore plus exacerbée sur le smartphone ou la tablette, supports personnels voire intimes des téléspectateurs.
Publicitarisation et dépublicitarisation
Dans La fin de la publicité ? (Editions Le bord de l’eau, 2014), Valérie Patrin-Leclère, Caroline Marti de Montety et Karine Berthelot-Guiet, toutes trois chercheuses au CELSA, mettent en lumière une double dynamique de rapprochement entre médias et marques, qu’elles décrivent avec les concepts de dépublicitarisation et de publicitarisation. Parler de dépublicitarisation, c’est « mettre au cœur du propos le contrepoint de ce qui est publicitaire et dont on souhaite se démarquer », c’est tenir compte de l’intention des gestionnaires des marques de faire « affichage d’une disqualification du publicitaire ». A travers toutes les expressions souvent désignées par les professionnels de la communication et du marketing sous le nom de « brand content » (contenu de marque), les marques s’impliquent désormais couramment dans la production médiatique et culturelle (magazine Air France, radio Monop’, etc.). Leur objectif est alors de se démarquer de la publicité « traditionnelle », souvent rejetée par les consommateurs, pour trouver des formes de communication plus subtiles et qui surtout apportent une valeur ajoutée au consommateur. Si la forme la plus courante est le jeu-concours, on peut aller au-delà et proposer un véritable service. Nous considérons que c’est le cas quand Cacharel devient le porte-parole des questions des internautes dans les coulisses de « The Voice » (TF1) via la « v-reporter » Louise qui mène des interviews exclusives sous les couleurs de la marque, ou quand Les 3 Suisses décryptent en vidéo les tenues vestimentaires des candidats de « Rising Star » (M6) pour aider les téléspectateurs à s’habiller comme leurs artistes préférés : on est exactement dans cette dynamique de dépublicitarisation, où la marque propose des contenus qui n’ont pas les codes « classiques » de la publicité mais qui apportent une valeur ajoutée au consommateur.
Autre versant de cette dynamique que les trois auteures de ce livre mettent en avant, la publicitarisation désigne l’idée qu’il y a une « adaptation de la forme et des contenus des médias à la nécessité d’accueillir de la publicité (…) afin de réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire pour que la publicité fasse figure d’expérience médiatique à part entière ». Dans la problématique qui est la nôtre – trouver un mode de financement pour le second écran qui serve les intérêts des acteurs en place – nous préconisons cette piste de création : les contenus et les interactions du second écran doivent être pensés dès le départ dans l’optique d’accueillir une marque. En effet, pour que l’intégration d’une marque soit la meilleure possible – c’est-à-dire utile et acceptée par le public, visible et efficace pour l’annonceur –, elle doit se présenter comme naturelle et cohérente.
Repenser le lien entre production mÉdiatique et intÉrêts des marques
C’est de notre point de vue le lien entre production médiatique et intérêts des marques qui doit être repensé. Les logiques publicitaires ont longtemps été refoulées par les acteurs de la production médiatique et n’ont donc pas été au centre des questionnements. Mais en tenant à distance les logiques publicitaires, on s’interdit une vraie intégration de la marque et donc une réelle valorisation (économique) de celle-ci, ainsi que l’apport de contenus intéressants pour les consommateurs. De la même façon que le second écran doit être pensé très en amont, en même temps qu’on conçoit le programme, l’intégration d’une marque doit elle aussi être imaginée très tôt. Ce qui va nécessiter de faire collaborer plusieurs acteurs, là aussi en amont de la production : les régies, les agences médias et/ou les annonceurs.
Aujourd’hui l’intégration des marques est un impératif pour le développement du second écran, et pour faire du second écran lui même un levier de développement pour le producteur et le diffuseur. Mais cette immixtion du discours publicitaire doit tenir compte de la spécificité du support (personnel, intime) et de la relation (enrichissement, valeur ajoutée) du second écran. Nous considérons que tout discours purement marchand ou promotionnel est à proscrire, au profit d’une communication de marque, qui mette en évidence ses valeurs et son utilité. Dans ce cas, les marques peuvent soutenir la création de productions originales, susceptibles de servir le programme, la chaîne, le public. Faire du second écran un second écrin (publicitaire) n’a selon nous rien d’un vice, bien au contraire.
Les screen doctors accompagnent les producteurs de contenus et les marques dans la conception d’experiences multi-écrans.